Felt
Felt 4 U
Année : 2020
Format : album 12 titres
Localisation : USA (Minneapolis & Los Angeles)
Production : Ant
Featurings : Aesop Rock, The Grouch, Blueprint, Blimes, Kim Manning

Après 11 ans d’interruption en tant que duo, Slug et Murs reviennent pour un quatrième album de Felt. Alors que leur relation personnelle est fondamentale pour la continuité du groupe, leur camaraderie s’affirmant comme une force motrice de leur créativité, il faut y ajouter la grande qualité des productions. Le premier album a été produit par The Grouch, membre du groupe Living Legends au même titre que Murs, le deuxième par Ant d’Atmosphere (dont fait aussi partie Slug) et le troisième par Aesop Rock, avec des changements notables dans les arrière-plans sonores à chaque fois. Les MC’s ont partagé un côté unique d’eux-mêmes à chaque sortie, tout en peaufinant leur style et en présentant leurs propres évolutions, la décision de faire appel à différents producteurs pour ces albums faisant partie intégrante du parcours du groupe.

Beaucoup de choses ont changé depuis leur dernière sortie en 2009, y compris pour Murs et Slug eux-mêmes dans leur vie personnelle et professionnelle. Leurs carrières ont continué à progresser et leurs familles à grandir et ce quatrième album est en quelque sorte le reflet de ces changements, à commencer par le titre du projet lui-même. Felt 4 U semblait le moyen le plus simple et le plus direct de saluer la base de fans qui a fait de Felt ce qu’ils sont, comme une sorte de merci aux dévoués (et aussi une façon de s’éloigner du regard peut-être plus masculin des titres précédents).

Même au milieu des changements, nous trouvons toujours des similitudes, à l’image d’Ant qui revient pour gérer la production complète du projet. Sur le plan sonore, l’album déborde d’influences funk nineties, soul, blues et même de saveurs country. Felt 3 avait une orientation hivernale, Felt 2 sonnait parfait en automne, le premier EP avait capturé les sons fleuris du printemps et ce quatrième volume est un album clairement estival, la richesse de la production d’Ant créant une chaleur globale qui enveloppe l’ensemble. Des accords d’ouverture de Never’s Enough, avec son côté funk et vaguement rétro, aux vibrations outrageusement douces de Underwater, c’est un album qui exige autant d’attention pour la musique que pour les rappeurs. Le disque est unique dans le catalogue de Felt par l’inclusion d’artistes invités en featuring : l’excellente apparition de Blimes sur Underwater, qui apporte son style inimitable, Blueprint, crédité via un alter-ego, Shepard Albertson, sur Crimson Skies, tandis que The Grouch et Aesop Rock se joignent à Hologram, faisant le cadeau parfait aux fans de Felt, comme un clin d’œil à leurs contributions sur les projets précédents .

Cet album semble offrir la transition idéale vers le prochain chapitre du duo. Il reflète l’évolution des attitudes dans la culture et dans le monde dans son ensemble, mais aussi en ce qui concerne Murs et Slug eux-mêmes. Sur Felt 4 U, nous trouvons ainsi deux artistes nous offrant leurs points de vue dans l’espoir de faire avancer les choses. C’est exactement ce qui est nécessaire dans le climat actuel et aussi un signe que l’histoire de Felt est loin d’être terminée.

Pour faire un rapide historique du duo et avoir un aperçu de leur style, il faut savoir que Murs est un artiste de Los Angeles qui a commencé dans les années 1990. Il fait souvent des albums en collaboration avec d’autres artistes, notamment au sein des Living Legends. Il fait du rap « alternatif », s’attaque à tous types de productions et utilise beaucoup d’humour et de second degré dans son rap. Ses textes sont souvent très sensés (défense des minorités, des homosexuels, etc…). Pour l’anecdote, il détient le record du freestyle le plus long : 26h d’affilées ! Avec seulement 5 minutes de pause par heure, il a rappé face à la caméra en direct sur Youtube. Il l’a fait pour transmettre la culture Hip Hop et rentrer dans le guiness des records.

Le parcours de Slug est plus classique et moins désordonné que son compère. Il vient de Minneapolis, il est l’un des fondateurs du label indé Rhymesayers où son groupe Atmosphere est signé depuis la fin des années 1990. Il est très doué pour raconter des histoires et jouer sur les émotions. Il use de beaucoup de figures de style dont les allégories, principalement autour des femmes et de la drogue. Il se veut très introspectif et comme c’est un bon analyste et un bon narrateur, il se met souvent dans la peau d’autres personnages. Il a un charisme naturel qui fait que chacun de ses couplets mérite l’attention. C’est un réel virtuose et un acharné dans son travail, il a publié un nombre incalculable de projets. Il est également très prisé des autres artistes qui font souvent appel à ses services.

Pour ma part, je ne serais pas autant dithyrambique sur les précédents projets du groupe vu le peu de souvenirs qu’ils m’ont laissés. Néanmoins, ce Felt 4 U m’a parlé tout de suite. Le premier morceau, Never’s Enough, signe de parfaites retrouvailles avec ce mélange de toute beauté entre blues et ces petits effets dont seul Ant a le secret. Murs lui ne manque pas de faire référence dans son couplet au regretté Prodigy. Le titre n’est pas placé ici au hasard, car oui, tout comme leurs fans, ils ne sont jamais rassasiés et continueront de fournir de la qualité en quantité. Ils ont dû travailler dur pour être là où ils en sont aujourd’hui et ils en sont fiers. Mais cela a demandé beaucoup de sacrifices car ils ne sont pas nés avec une cuillère d’argent dans la bouche. C’est d’ailleurs ce que vient nous expliquer le morceau Find My Way qui glisse très bien avec ses airs G-Funk et son ambiance détendue.

Puisque l’album se veut également introspectif, ils ne mettent pas de côté les difficultés de la vie en famille, notamment pour Murs. Il définit le mot « family » ainsi : « Forever always, motherfucker, I love you » (Pour toujours, enfoiré, je t’aime). Il utilise pour cela la rétro acronymie qui consiste à donner un sens à chacune des lettres d’un mot. Pratique courante chez les 5% (Nation Of Islam) adeptes du Supreme Alphabet.
Bien qu’il soit d’un autre niveau, le morceau Trees se révèle intéressant car il permet une sorte de ping pong entre les rappeurs. Chacun envoie une rime à la suite de l’autre au lieu d’un couplet chacun.
Le morceau Through The Night est un voyage direct dans la old school. Le beat paraît minimaliste et difficilement identifiable avec sa batterie très discrète. On a l’impression par moment qu’ils rappent a cappella, la structure ne permet aucun temps mort car les deux couplets s’enchaînent. Entre les métaphores de Slug et les expressions de Murs, il est parfois compliqué de tout comprendre, sans compter sur les ajouts d’argot ou de références personnelles.

Sur Freeze Tag, c’est encore un autre délire. Dès le début, les notes de guitare se font entendre et on part en balade. C’est le morceau le plus court de l’album, quand la basse part et qu’on commence à capter le tempo, les deux compères se partagent deux petits couplets chacun entrecoupés par des « Stop, hold it, freeze ». Personne ne s’approprie l’expression car ils alternent chacun à leur tour, juste avant de prendre la parole.
Avec Sticks & Stones, on revient à quelque chose de plus conventionnel tant dans la structure du morceau que dans la prod. Ici, Ant fait intervenir G Koop qui joue plusieurs instruments, couplé à la précieuse voix de Kim Manning (acolyte de George Clinton au sein des P-Funk Allstars)pour les chœurs, le refrain est simple mais c’est suffisant. C’est vraiment une force je trouve, ils ne viennent pas écrire pour combler mais bien au contraire, la musique respire et le producteur s’exprime autant que les rappeurs. D’ailleurs, on peut y trouver des versions créditées « Slug x Murs x Ant ».

L’autre invitée qui se fait grandement remarquer est originaire de San Francisco. Blimes Brixton de son nom complet est une rappeuse mais qui tire régulièrement vers le chant, elle signe le meilleur refrain du projet sur Underwater. Son excellente performance éclipse presque les deux rappeurs pour le coup, ses passages sont placés en début, au milieu et à la fin du morceau pour notre plus grand plaisir.
Forcément, Alexander F’real qui suit, fait baisser la tension d’un cran, le titre (comme la pochette de l’album) est un hommage à Alexander O’Neal. Ce dernier est un musicien originaire de Minneapolis qui a brillé à partir des années 1980. Ce morceau est un message aux rappeurs qui ont profité de l’absence relative du duo : ils sont de retour, tremblez !

Arrive pour moi, le morceau le plus compliqué à écouter. Hologram possède une production qui fait directement penser à du El-P avec ces notes de piano pas très rassurantes, des scratches épars et une ambiance électrique. Cela fera le bonheur des fans de Def Jux mais également d’Aesop Rock et de The Grouch qui sont présents ici. Ça n’est surement pas anodin puisque le morceau réunit toutes les influences de ceux qui ont travaillé sur les albums précédents. D’ailleurs, on apprend également que The Grouch aurait aimé rejoindre officellement le duo.
J’ai patienté jusqu’à Crimson Skies pour trouver mon second coup de cœur. Graham Richards, un musicien qui a déjà travaillé avec des rappeurs, apporte toute son expérience aux côtés de la violoniste Erica Burton. Et comme si ce n’était pas suffisant, Shepard Albertson vient poser un très beau refrain. C’est également le morceau le plus profond puisqu’il évoque la mort, le paradis, l’absence… Une atmosphère toute particulière qui n’a pas été présentée dans l’album se dégage du morceau. C’est une très belle performance de la part de tous les acteurs, qui apportent une émotion qui n’était pas perceptible, du moins pas à ce point-là.

Après la pluie vient le beau temps et Borboleta (papillon en portugais) vient conclure le projet. Exit l’ambiance des nuits tristes et bonjour la brise de printemps. Graham Richards est encore une fois crédité pour son apport musical. C’est sur une jolie mélodie partagée entre piano et guitare que le groupe met fin à cet excellent projet.

Au final, on a 12 morceaux contenant des styles différents et aucun temps mort, la tracklist semble avoir été établie de façon à ce que l’auditeur puisse y trouver son compte. Il n’y a pas vraiment de thème fédérateur car c’est un amoncellement d’expériences et de visions personnelles qui nous est présenté ici. L’ambiance est quant à elle clairement portée sur la période des années 1980 mais pouvait-on attendre autre chose d’un crew venu en partie de Minneapolis, la ville de Prince, modernisateur du funk à cette époque ?

Slug et Murs ont la musique dans l’âme, ce ne sont pas des compteurs, les textes sont parfois durs à déchiffrer mais ils sont parlants. Force est de constater que malgré trois décennies dans l’industrie, ils sont toujours au point. Ce qui est bien, c’est qu’ils font du Felt, donc quand ils disent Felt 4 You, c’est que c’est vraiment pour les fans. L’album est bien plus ouvert que leurs précédents projets et demeure également plus accessible. Ils ne se sont pas contentés d’explorer un thème ou une idée, mais ils ont inclus de la nouveauté.
Les invités font très bien le job et sur la globalité, il n’y a pas grand-chose à jeter. Le rap alternatif a toujours été un sous-genre, on n’y compte pas énormément d’artistes à succès et peu réussissent l’exercice de la longévité…Felt prouve le contraire. On entend parfois dire que les ventes se font grâce à un minimum de talent, qu’un artiste mauvais ne vendra pas, que tout ne repose pas seulement sur la promo, l’effet de mode, les contacts, etc…Felt en est un parfait exemple.
Pour résumer, ce Felt 4 U n’est pas l’album de l’année mais une excellente alternative à tout ce que propose le rap de nos jours. Ils n’adoptent pas un style imposé par une appartenance géographique ou une époque, ils fabriquent leur propre légende. On place un peu tout et n’importe quoi sous l’étiquette Hip Hop alternatif, mais avec ce quatrième épisode des aventures de Felt, vous avez devant vous une réelle référence du genre.

Chronique écrite par Fathis