Producteur, DJ, graffeur, peintre, directeur de label, Junkaz Lou, appelé aussi Junky, a concilié deux de ses facettes, la musique et le graffiti, à travers un livre accompagné d’un disque vinyle : « Substantia Nigra ». L’ occasion de revenir sur ses parcours respectifs dans la musique et la peinture, les points de convergences, sur ce que ses deux passions révèlent de son identité artistique. [Interview par Amine Bouziane]

Bonjour Junkaz Lou, tu peux nous dire quand et comment as-tu découvert la culture Hip Hop ?

Au début des années 80, je l’ai découvert sur divers éléments, en commençant par la danse avec l’émission H.I.P / H.O.P de Sidney, puis les cassettes VHS piratées pour voir des films (Beat Street, Style Wars, Wild Style..), les sapes des albums cover de disques de rap étaient fou, ensuite le graffiti dans les rues des banlieues parisiennes jusqu’à la capitale, surtout la ligne des voies ferrées de Saint-Lazare. J’ai compris que tous ces éléments culturels regroupés représentaient la culture Hip Hop.

Qu’est-ce que le mouvement Hip Hop représentait pour toi à tes débuts et que représente-t-il pour toi aujourd’hui ?

À mes débuts, ce mouvement m’a permis de rencontrer, d’échanger avec des jeunes qui cherchaient tout comme moi à s’éloigner de l’envahissement du trafic de drogue dans nos quartiers, et d’éviter de tomber dans la violence gratuite; de saisir cette nouvelle liberté contre culturelle et indépendante venant du Bronx (NYC) et de s’élever différemment face à l’institution qui via l’école française dans les quartiers ­« difficiles » nous stigmatisait déjà. Aujourd’hui ça continue à réaliser des choses artistiques, partager, écouter, défendre cette culture et parfois se remémorer les bonnes et mauvaises expériences de ce mouvement.

Par quelle discipline as-tu débuté ? 

J’ai commencé par la danse, j’étais très limité, j’aimais beaucoup le Uprock’, certains appelaient ça la danse du combat. J’avais été tellement scotché par la musique et les scènes du film Beat Street, comme le battle NYC Breaker Vs Rock Steady Crew au Roxy (boîte de nuit) et celle dans le métro où y’avait un peu plus de Uprock’. J’ai adhéré car c’était plus abordable pour moi à refaire. Après j’suis passé à d’autres disciplines.

Roxy’s Battle : NYC Breaker Vs Rock Steady Crew – Beat Street (1994)
Comment es-tu devenu DJ et beatmaker ? Qu’est-ce qui t’as donné l’envie de te spécialiser dans la musique ? 

Déjà enfant j’étais intéressé par le son de la musique, puis mon père avait une platine vinyle et une petite collection de disques africain, mes parents organisaient des mini-soirées à la maison et parfois ils me laissaient passer des disques. Puis en grandissant avec mes potes d’enfance DJ Lord Chamy & DJ Mehdi, on voulait absolument devenir DJ, petit à petit on s’est mis à la production chacun dans son coin. DJ Mehdi était le seul à avoir un sampleur cloné, puis des années plus tard j’ai réussi à acquérir un sampleur Akai S1000 sans la notice, j’me suis débrouillé pour apprendre le fonctionnement et ensuite j’ai commencé à faire des remix maison, utiliser des a cappellas de rappeurs kainris issus des maxi vinyles.

Tu as toujours été un fervent défenseur de l’indépendance. Avec Phat Cratz, vous êtes parmi la première déferlante de labels indépendants français à emprunter le chemin de l’auto production. C’est un choix qui s’est imposé de fait ou qui était une volonté affirmée ?

J’ai commencé tout de suite par l’indépendance. Avec le label Phat Cratz, on parlait déjà des premiers disques de Too $hort avant sa signature chez Jive et d’Ultramagnetic MC’s qui eux étaient chez Next Plateau. J’ai toujours été attiré par l’indépendance, pour la liberté que ça apporte, l’apprentissage que ça demande et le côté méritoire de la chose. Les Ultramagnetic MC’s arrivaient à tourner partout dans le monde. Je les ai vu en 1989, à l’Élysée Montmartre. C’était IZB qui les avaient fait venir. Eux aussi indépendants. Preuve qu’il y a eu un monde avant les majors dans le rap mais peu s’en souviennent, ou font semblant de ne pas s’en souvenir. Ice-T a sorti ses premiers maxi en indépendant seul, Schoolly D aussi, Sugar Hill Gang était sur le label gérée par Sylvia Robinson (RIP).

interview t-rexmagazine junkaz lou

Tous ces exemples ont forgé ma volonté de les suivre sur cette voie. Et ça nous a montré à tous, ainsi qu’aux majors, l’existence du rap et la possibilité d’en tirer profit. Mais les majors ont suivi un chemin déjà balisé par des indépendants. Et ça on l’oublie car beaucoup pensent que les majors ont été là dès le début de cette musique. Ce qui est faux. Le rap finalement a la même trajectoire que le jazz et le funk.

Notre label Phatz Cratz Records débute en 1994 et satellise une dizaine de personnes. On commence par organiser des soirées pour engranger des gains. Ces soirées nous permettaient de faire jouer La Malédiction du Nord en préambule des soirées. Juste une quinzaine de minutes pour que le public puisse découvrir le groupe. On fait un EP à rallonge avec Malédiction du Nord après avoir organisé quelques soirées au Divan du Monde. Le maxi-EP est enregistré en 1996. Un morceau du groupe est retenu pour la compilation Hip Hop Vibes de Lord Killer avec le titre Juste Bon Pour Le Sacrifice.

En 1997, on sort le maxi-EP en indépendant. On avait pressé les pochettes d’un côté, la pochette de l’autre et le stocker avec un autre imprimeur. On faisait l’assemblage nous-mêmes et on livrait les boutiques dans la foulée. Sans distributeur. Puis la maison de disques Pias nous contacte suite au matraquage street marketing et aux retours sur le groupe. Avec Nator, mon associé, on obtient un rendez-vous chez Pias et on embarque avec eux. On sort en précommande-flash, en version CD et avec les vinyles qui nous restaient. Ça marche rapidement parce que le groupe a un univers bien marqué et unique dans le rap français. On dépasse rapidement les 5000 exemplaires et on touche nos premiers chèques. Cela nous permettra de produire l’album de La Malédiction du Nord, Les Raisons De La Colère et une compilation Phatz Cratz Flava avec La Malédiction du Nord bien évidemment et Mic Xeno, Philemon et Aktivist.

Aktivist lui ne sortira pas chez Pias mais chez Hostile. Pourquoi ?

Aktivist participe à la compilation Hostile Hip Hop Volume 1. Je devais participer à cette compilation en production mais malheureusement je me retrouve embarqué dans une histoire assez dingue liée au graffiti et je me retrouve incarcéré quelques mois. Je suis écarté de la compilation et entre-temps Aktivist fait remixer un morceau qu’on avait en maquette et le propose pour la compilation. Suite à ça, il y a une relation qui s’installe avec Benjamin Chulvanij et l’album se fera du coup chez eux et sortira en 1998. C’est un album que je produis en intégralité.

L’album de la Malédiction du Nord sort l’année d’après chez Pias donc en 1999. Pourquoi avoir séparé le catalogue ainsi ?

On était dans l’inspiration du Wu-Tang et les choses se sont aussi présentées ainsi. Chez Hostile Records, Aktivist était en licence avec un apport marketing conséquent et La Malédiction du Nord était en distribution chez Pias mais nous avions déjà balisé avec un EP et le groupe avait déjà une assise, nous savions que le groupe bénéficiait déjà d’une certaine visibilité. On bombarde en street marketing et la mairie de Paris porte de plainte suite à une enquête. Nous n’avions mis aucun logo. Ni le nôtre, ni celui de Pias mais la Propreté de Paris nous a retrouvé suite à une dénonciation de Pias. On a dû fermer parce que nous ne pouvions pas honorer le montant du préjudice, des dissensions se sont aussi crée en interne suite à ce précédent. Le volet Phat Cratz s’est refermé et celui de Junkadelic Zikmu lui a embrayé le pas, deux ans après.

Il y a une période de hiatus de deux ans avant que Junkadelic Zikmu ne se monte…

Je me retrouve à tourner avec la rappeuse Bams à titre de DJ et ça me permet d’échapper à la sinistrose liée à la fin du label. Je sors le premier maxi de Sinistre, Le Pacte en 2000. Sinistre est un membre échappé de La Malédiction du Nord, avec qui nous continuions à travailler. Un an après cette sortie, j’enchaîne un maxi avec Junks, le binôme que je crée avec Fofo 44. Cette année-là, on sort une mixtape de Kool Keith avec ses multi-personnages. Kut Masta Kurt tombe dessus. Ça passe de main en main et elle se retrouve dans les mains de l’éditeur de Kool Keith et il nous dit que Kool Keith aimerait nous rencontrer. Il a une date à Eindhoven (Hollande) en 2002 et nous demande si on peut le rejoindre là-bas. On le rencontre lors de son concert avec DJ Marrrtin et Nator et c’est comme ça que la relation se créée et donnera naissance à tous les disques que nous avons sorti ensemble.

Kool Keith – Wood Grain Panels (prod. Junkaz Lou)
Qu’est-ce qui t’as intéressé dans la relation de travail avec Kool Keith ?

Je connais son travail aussi bien en groupe qu’en solo donc imaginer travailler ensemble, c’est complètement dingue. Je lui avais laissé des disques du label, il les a écouté et il m’a proposé dans un premier temps des remixes et puis rapidement des projets en collaboration. Kool Keith est totalement libre, sans complication et avec une oreille neuve. La rencontre a été à la hauteur de ce qu’il est et ça m’a donné envie de m’impliquer et de travailler étroitement avec lui toutes ces années.

Kool Keith Junkaz Lou
Kool Keith & Junkaz Lou
Comment se fait le lien avec Mr Sche de Memphis ?

Mr Sche, c’est via Myspace. On écoutait d’autres choses. No Limit, Three Six Mafia, le son d’Atlanta, de Houston et de Memphis. On a sorti les compilations Crunk Magazine. Et chaque artiste contacté nous donnait des inédits. C’est comme ça que la connexion avec Mr Sche s’est faite. On l’a invité à faire un concert à Paris, aux Mureaux, et on l’a signé. On a commencé à distribuer sa musique ici en Europe et après on travaille plus étroitement sur des projets que j’ai eu l’honneur de produire.

Mr. Sche – Put That A** On Me Ft. Kool Keith (prod. Junkaz Lou)
Tu es aussi un graffiti artist, d’où vient l’appellation The Junky Spray ?

The Junky Spray, c’est ce qui me représente. Je me considère comme un addict. Ça vient des TJS. C’était mon crew de graffiti, on s’est retrouvé autour de cette passion dévorante. On vient d’une ville qui autrefois était une ville de deal mais aussi de consommation. On a pris cette idée à revers et la peinture est devenue une passion dévorante qui nous a permis d’échapper à des réalités plus sombres.

The Junky Spray – Documentaire par Controversy Paris
Tu as aussi créé un pont entre le graffiti et tes ascendances africaines avec l’Afrospray… Comment cela ressort-il dans ton travail ?

L’Afrospray, c’est un concept qui est né au fur et à mesure de mon évolution. J’ai commencé à peindre des trains avec des personnages imaginaires qui portaient des afros. Ce personnage est devenu le logo de Junkadelic Music, mon label. C’était une manière de créer un pont entre mes origines, mon ancrage en Occident et le fait que le graffiti vienne des États-Unis avec une influence importante de la communauté afro-américaine. Je voulais que ma peinture me ressemble et sortir du graffiti traditionnel. J’ai donc commencé par cette afro dans la peinture illégale puis j’ai poussé cette réflexion dans mon travail sur toile.

junkadelic music afrospray junkaz lou

Je suis né en France, je viens d’Afrique et j’ai été absorbé par une culture née aux États-Unis. Cette triangulation et ce melting-pot m’ont donné envie de créer une peinture et un mot qui puissent relater tout cela avec l’envie que le point de départ soit l’Afrique. Ça me représente, sachant que je travaille sur le wax, un tissu colonial que l’Afrique s’est réapproprié. Mon style est très différent du graffiti orthodoxe et classique. J’utilise des couleurs mortes autant que des couleurs vives, comme cela se fait en Afrique.

junkaz lou afrospray exposition 2016
© Junkaz Lou – Afrospray – Exposition 2016
Comment te définirais-tu ? Comme un artiste afropéen ?

Je suis issu de la diaspora. Né en France, avec une appropriation et une réappropriation culturelle. Entre la culture de mes parents, la culture française et occidentale et la culture que je me suis forgée dans le graffiti vandale et la contre-culture.

Que penses-tu de la nouvelle génération de graffiti-artists ou de street-artists ? Penses-tu qu’ils ont encore cet esprit Hip Hop ? D’ailleurs, ça existe encore « l’esprit Hip Hop » pour toi ?

Je pense que dans cette nouvelle génération y’a des bonnes choses mais ils sont peu, parfois pour certains leurs peintures est un prétexte pour pouvoir exister sur les réseaux sociaux ou d’autres comme les street-artists veulent rapidement être coté sur le marché de l’art en exploitant l’image du graffiti-vandal. Mais c’est plutôt l’esprit de l’individualisme que l’esprit Hip Hop, en tous cas c’est ce que je vois aujourd’hui. Le Hip Hop existe toujours pour ceux et celles qui privilégient le partage avant leur égo.

Quelle a été la genèse de ton livre Substantia Nigra ?

J’ai lié Junky et Junkaz Lou car mes approches sont convergentes. Jusque-là, je ne voyais pas le lien entre la peinture et la musique alors que ce sont deux formes d’expression artistique. Quand j’ai produit Aktivist en 1998, le tag du titre Stéréotape était un clin d’œil à mon graffiti.

Mais c’est la première fois que je crée une passerelle entre les deux avec mon livre Substantia Nigra. Un livre, c’est un legs et c’est aussi pour cela que je l’ai appelé Substantia Nigra. Ce terme joue autant sur la symbolique de l’importance de l’apport des Noirs dans la culture que sur le terme scientifique désignant la substance du cerveau responsable de la motricité et de la créativité. Son absence entraîne la maladie de Parkinson. Le COVID m’a fait murir l’idée d’un livre, comme dans le jazz, où l’on retrouve souvent des explications et une présentation de chaque titre. J’ai repris cette idée et je l’ai enrichie avec mon ami Larry Hutch, qui a écrit un texte dans mon livre.

Substantia Nigra livre Junkaz Lou
Junkaz Lou – Substantia Nigra (2023)
Pourquoi la diversité du graffiti ne se retrouve-t-elle pas dans le monde de l’art ?

Il y a un écrémage important, lié à une forme de sclérose et de fermeture des musées et des galeries qui reproduisent ce que l’on observe dans les médias et les autres sphères de la société. Il est très difficile de s’imposer mais il faut défendre ses valeurs. Je me retrouve dans le discours d’Aimé Césaire sur l’importance de s’approprier l’histoire et de ne pas lui être extérieur. Le chemin est long. C’est pourquoi j’ai créé un 45 tours vinyle reprenant le discours Négritude d’Aimé Césaire, remixé avec des scratches, accompagné d’un clip vidéo disponible sur ma chaîne YouTube.

Junkaz Lou – Négritude (Clip Officiel)
Le sample, prison ou contrainte libératrice ?

J’ai toujours produit de manière libre, comme pour mes lettrages que je déconstruis. Je suis un musicien profane mais initié. En ce sens, j’ai construit ma culture et mes références, mais sans la lecture du solfège. La boucle, comme le lettrage, n’est qu’un point de départ. Après, je déconstruis et amalgame pour créer autre chose. Le sample devient méconnaissable, tout comme mes lettres qui ne ressemblent pas aux codes du graffiti traditionnel. La musique est très codée aujourd’hui avec le streaming et les réseaux sociaux. Ça va très vite, parfois trop, pour vraiment l’apprécier et lui donner le temps de vivre, de s’installer. 

Tu peux nous parler de tes futurs projets que ce soit en graffiti ou en musique ?

Alors mes futurs projets musicale : un EP avec Edgar Sekloka , 2 remix pour le prochain projet de Prince Fellaga, des productions pour le prochain album de la rappeuse Billie Brelok et des concerts. J’ai aussi un nouveau projet instrumental qui s’intitule Désenvoûtement. Pour les projets artistiques à venir, je vais participer à la Jam JLM le 31 mai 2025 et j’ai aussi une exposition en solo show.

Vous avez reformé le collectif Keep It Real avec Kefay, Somy DUC, Zantz, Air DUC, etc. ?

On a (re)formé cette équipe Keep It Real car il y avait cet appétit musical de mixer dans des lieux de convivialité avec une formule de DJ’s pour des multiples set Hip Hop & Funk sans que ça soit uniquement old school ou simplement new school, le tout accompagné d’un talk par le conférencier Somy DUC sur un graffiti-artist invité, avec un print et un tee-shirt inédits (en édition limitée). La première sera le 15 février 2025 au Work & Beer à Saint-Ouen.

Un mot de la fin ? Une dédicace ? 

Comme dirait un proverbe Massaï : ­­« Un Homme Sans Culture, C’est Comme Un Zèbre Sans Rayures », et que la paix soit sur vous. Merci !

Interview réalisée par Amine Bouziane


Retrouvez Junkaz Lou sur instagram , avec aussi le compte Junky Spray et celui de Junkadelic Music
Voir aussi l’interview de Junkaz Lou chez Grice TV