Dans le Sens du Sample, nous ne cherchons pas à décomposer un sample ou à montrer les étapes de sa construction, beaucoup de très bons DJ’s ou beatmakers l’expliquent déjà très bien (et merci à eux). Ce qui va nous intéresser ici, c’est comme son nom l’indique, d’en comprendre le sens. Que disent le ou les morceaux samplés du résultat final ? Qu’apportent-ils de plus à l’auditeur ?

Action BronsonCentral Bookings

Pour ce premier numéro, on va causer d’un morceau qui est assez représentatif du concept de la série que je vous propose. On va se pencher sur Central Bookings d’Action Bronson issu de l’album Well Done, sorti en novembre 2011 et entièrement produit par Statik Selektah.
Alors, n’étant pas forcément l’album le plus réputé du rappeur, ni du producteur, ni même de l’année 2011, en parler ici est donc aussi une manière de réhabiliter le projet en abordant la production de ce morceau en particulier.

Avant de rentrer dans le vif du sujet, on va replacer un peu le contexte. 2011 est une grosse année en terme de sorties rap : Section 80 de Kendrick Lamar, Watch the Throne de Jay-Z & Kanye West, Take Care de Drake ou encore Undun de The Roots.
Puis surtout, l’année musicale avait déjà était pliée par Adèle. Dès janvier, elle avait sorti l’album 21 qui a avoiné la concurrence. Au passage, album produit par le mythique Rick Rubin dont on reparlera sûrement un jour.

L’album Well Done

Il naît d’une envie de Statik Selektah de travailler avec Bronson après avoir écouté son premier album Dr. Lecter. Ils échangent via les réseaux sociaux et c’est parti !
Faut savoir que, depuis le début de l’année 2011, Bronson a déjà sorti sa première mixtape, un EP et donc son premier album en l’espace de quatre mois. Cette productivité incroyable s’explique par l’histoire même de Bronson et de son arrivée dans le Hip Hop.

Aryian Aslani, vrai blase d’Action Bronson, est né dans le Queens le 2 décembre 1983 d’un père immigré albanais et d’une mère dont les parents ont immigré aux États-Unis via Ellis Island. Son histoire familiale est donc plutôt représentative de celle de New York.
Sa première carrière est dans les cuisines, il officie comme chef à New York et profite de son temps libre pour faire quelques vidéos – cinq en fait – intitulées Action in the Kitchen réalisées complètement avec les moyens du bord. Il exécute quelques recettes avec un phrasé bien à lui et surtout il n’y cache pas son amour du Hip Hop.

Alors qu’il est chaussé d’une paire de New Balance, Aryian glisse sur le sol mouillé de sa cuisine et se pète la jambe. Alité, il reprend ses carnets de lyrics et se met à les remplir. Son fil rouge, son concept : la bouffe. Mais aussi ses autres passions : le sport, les femmes et la drogue, qu’il consomme volontiers ! Il en sort en janvier 2011 sa première mixtape, sobrement intitulée : Bon appétit…. Bitch contenant l’excellent morceau Imported Goods. Il prend alors le pseudo d’Action Bronson.
Ce nom « Action » lui vient de son pseudo de graffeur, en référence à Action Jackson, héros éponyme d’un film policier avec Carl Weathers (le fameux Apollo Creed de Rocky). Le « Bronson » est quant à lui emprunté à l’acteur Charles Bronson dont il est fan.

Avec cette mixtape donc, notre énorme rappeur barbu fait mouche. Il a un style et une identité très forte, généreuse, voire excessive. Pour sa voix et son flow, il est rapidement comparé, à juste titre, à Ghostface Killah, rappeur emblématique du Wu-Tang (il rejettera au départ cette comparaison préférant être plutôt associé à Cam’ron ou Kool G Rap).
En mars, soit deux mois plus tard, il sort son premier album Dr. Lecter, en collaboration avec le new-yorkais Tommy Mas, producteur assez confidentiel mais qui a taffé avec Capital Steez, du collectif Pro Era dont est issu Joey Bada$$. C’est donc avec cet album qu’il attirera l’attention du beatmaker déjà bien installé, Statik Selektah.

À cette époque, et depuis 2000, Statik a déjà sorti une trentaine de projets entre mixtapes, EP’s, albums solos et collabs. Son coup d’éclat, il le place en 2007 avec son premier album Spell my Name Right. Ce projet réunit la crème de la crème du Hip Hop (DJ Premier, Q-Tip, Slum Village, Evidence, Alchemist, Large Professor ou KRS-One). Tous les artistes présents sur cet album le font d’ailleurs gratos tant le gars est talentueux.

De son vrai nom Patrick Baril, Statik Selektah naît le 23 janvier 1982 près de Boston. Il commence la musique très jeune et touche ses premières platines de DJ au collège. Par la suite il bosse dans des radios sous le nom de DJ Statik (le « Selektah » sera ajouté après qu’un artiste reggae le nomma ainsi). Il sort ensuite diplômé d’une école de production musicale puis part s’installer à New York.
On compare souvent son style à celui de Pete Rock ou DJ Premier, ce qui n’est pas vraiment étonnant car il a grandi avec ce genre de son.

Retournons en 2011 avec nos deux compères qui travaillent sur l’album Well Done. Le projet sent bon le pur produit East Coast en général, et new-yorkais en particulier. Il a une vraie couleur locale, à tel point qu’il aurait pu sortir dans les années 90, en plein dans ce qu’on appelle « l’âge d’or du Hip Hop ». Mais Bronson y amène une vraie fraîcheur et de la nouveauté.

Clairement, ces deux-là ont œuvré à remettre New York sur le devant de la scène Hip Hop, à une époque où elle était un peu en recul.
Cet album réunit les univers des deux comparses et offre certainement la plus chouette porte d’entrée pour découvrir leurs œuvres respectives. Et c’est sans conteste un passage important dans leurs carrières.
Cet album est une véritable lettre d’amour au Hip Hop new-yorkais et le morceau Central Bookings est très représentatif de cet état d’esprit.

Les samples de Central Bookings

On vient de le montrer, la ville transpire déjà dans le parcours personnel de nos deux gars. Sur ce titre, on a en prime la présence de Meyhem Lauren, pote « à la vie à la mort » d’Action Bronson.

Meyhem est un MC un peu confidentiel mais qui a une carrière plutôt solide. Né la même année que Bronson et dans le même coin, les deux compères sont cul et chemise. C’est même lui qui fera sauter le pas à Bronson en l’incitant à rapper.
Leur complicité imprègne le morceau, notamment sur le dernier couplet où ils alternent les phases avec une fluidité qui montre bien leur lien. Ils représentent le Queens !

Mais là où la filiation avec la Grosse Pomme est renforcée, c’est dans le choix des samples. Et nous rentrons (enfin ! après une intro aussi longue) dans le vif du sujet.
Trois de ces quatre samples sont des boucles vocales et on démarre par Gimme the Loot de Notorious BIG.

Le morceau, extrait de l’album Ready to Die sorti en 1994 , est produit par Easy Mo Bee. C’est de ce track d’ailleurs que le titre Central Bookings est tiré. La boucle utilisée apparaît à 4’19.

Biggie et Easy Mo Bee viennent tous deux de Brooklyn et travaillent ensemble à une époque où East Coast et West Coast se livraient une guerre mortelle, qui coûtera la vie à Biggie.
Easy Mo Bee est une figure marquante de la scène new-yorkaise. Il a collaboré avec certains des plus grands talents de cette scène comme Big Daddy Kane, produit le premier album de GZA avant qu’il fonde le Wu-Tang, etc… La liste est longue et elle compte aussi Miles Davis avec l’album Doo-Bop sorte de pied d’entrée de Miles dans le Hip Hop, Easy ayant été recommandé par Russel Simmons, figure quasi tutélaire du Hip Hop et boss de Def Jam.

On retrouve ensuite Give Up the Goods (Just Step) de Mobb Deep (en feat. avec Big Noyd).

Le titre est extrait de l’album The Infamous, sorti en 1995. La boucle utilisée est à 0’11 et célèbre le quartier du Queens.
Mobb Deep est un groupe formé de Havoc et Prodigy, tous deux originaires du Queens. Le morceau est produit par Q-Tip, natif d’Harlem mais qui a grandi dans le Queens.
Celui-ci, en plus d’une carrière avec le groupe A Tribe called Quest et ensuite en solo, est un des producteurs les plus talentueux de ces trente dernières années. Il est aussi très représentatif, au même titre que Notorious Big, du Hip Hop new-yorkais. Il a toujours eu dans ses productions une certaine volonté de s’abreuver du passé et de mettre en avant les jeunes talents. Il crée des ponts.
Dans son travail il a une vraie logique de communauté où tout le monde est réuni par l’amour de la musique. Il représente un autre versant, moins vindicatif et moins clinquant du Hip Hop. On pourrait s’étendre sur le sujet, mais il est certain qu’on reviendra sur Q-Tip et aussi, certainement sur Mobb Deep.

Toujours de Mobb Deep, on entend également Just Step Prelude.

Présent aussi sur The Infamous, le morceau introduit le titre Give Up the Goods par une sorte de freestyle a capella des deux MC’s. La boucle utilisée apparaît à 0’12 et reprend aussi l’expression « Central Bookings »

Sur ces trois morceaux donc, Statik va prélever des lyrics qui vont venir ponctuer le morceau mais va utiliser un autre titre pour la structure musicale de l’ensemble.
Il s’agit de El Raton par Fania All Stars.

El raton par Fania All Stars (1974)

Statik va en récupérer l’essentiel et de fait, c’est lui qui va donner la puissance et l’identité de Central Bookings.

Pour comprendre pourquoi, on va revenir un peu en arrière. Autour de 1946, un gamin de onze ans prénommé Juan Pablo Pacheco débarque à New York, dans le Bronx, avec sa famille, en provenance de la République Dominicaine. Le petit JP, qui se fait maintenant appeler Johnny, apprend à jouer d’un paquet d’instruments comme l’accordéon, la flûte, le violon, la clarinette, entre autres.

Il faut dire qu’il baigne dans la musique puisque son père est un clarinettiste et un chef d’orchestre reconnu. Sa mère elle, écoute la radio cubaine toute la journée avec son lot de musique qui ne manque pas d’aiguiser l’oreille de notre petit.
Johnny poursuit son apprentissage tout en travaillant en parallèle comme ingénieur électronique, pour finalement s’en détacher, gagnant mieux sa vie avec la musique !

Dans les années 50, il monte un quintet avec le talentueux pianiste Charlie Palmieri. Malgré une belle réussite, les deux hommes se séparent en 1959 pour des divergences artistiques (la légende raconte qu’ils se partagèrent le reste du groupe à pile ou face).
Le succès arrive assez vite pour Johnny, et son groupe Johnny y su Charanga qui signe un contrat avec la maison de disque Alegre. En 1963, et cinq albums plus tard, le contrat de Johnny arrive à terme. Alegre connaît alors des difficultés financières et ne peut donc pas renouveler le contrat.

Le label Fania

Le hasard veut que vers la fin de cette année, Johnny rencontre lors d’une soirée, un avocat, Jerry Musacci. Ils se lient d’amitié tout de suite, à tel point que Jerry va s’occuper du divorce de Johnny. Il l’aidera ensuite, juridiquement et financièrement, à monter son projet : une maison de disque.

Celle-ci s’appellera Fania, du nom d’une cantine populaire de musiciens à la Havane, et aura pour vocation de développer la musique afro-cubaine. La sauce prend bien puisqu’elle rachètera même ses concurrents et réunira jusqu’à une trentaine de musiciens dont Tito Puente, Ray Barreto, Celia Cruz, Cheo Feliciano, et bien d’autres.
Très rapidement, le label sera considéré, à juste titre, comme la Motown de la musique latine. Les artistes Fania se regrouperont pour des concerts mythiques, dont celui du Yankee Stadium, où la police interviendra pour faire évacuer les artistes tant le public était chaud.

Fania All Stars au Yankee Stadium (1973)

Ce combo d’artistes prendra le nom de Fania All Stars. Ils inviteront d’autres musiciens prestigieux pour taper le bœuf comme Jan Hammer, Manu Dibango ou Jorge Santana (le frangin de Carlos).
En 1974, ils sortent un album live intitulé Latin-Rock-Soul How it was ! How it ended ! How it was going to be ! contenant le titre El Raton qui constituera la colonne vertébrale de Central Bookings en utilisant les lignes de piano, de basse et quelques percus.

Le coup de génie de Statik Selektah

Avec ce dernier sample, le beatmaker vient donner une couleur vraiment spécifique au morceau. C’est lui qui nous donne la clef pour comprendre ce travail de découpe en apparence simple mais très intelligent.

En associant tous ces samples et leurs histoires respectives, vous l’aurez compris, Statik vient nous raconter une certaine histoire de New York qui mêle Hip Hop, musique latine mais aussi filiation au sein de la musique new-yorkaise et de toute l’immigration qui a façonné cette ville et sa culture. Donner cette production à Action Bronson est au final complètement logique au regard du passif même du MC.

En poussant un peu loin, les morceaux rap utilisés dans ce morceau montrent aussi plusieurs facettes du genre, à une époque que beaucoup jugent intestable en termes de sorties.
Et ce sont tous ces éléments qui font la perfection de ce morceau. Ils illustrent la qualité du travail de Statik Selektah qui, lui aussi, a été accueilli par la ville de New York. Ce dernier rend hommage à cette ville bouillonnante de créativité et vient se placer lui-même comme un de ses représentants les plus talentueux. Avec Bronson, encore un rookie à l’époque, il veut même s’inscrire dans une nouvelle dynamique. La suite de leurs carrières respectives lui donnera raison.

Pour ce premier numéro, je trouvais cool de partir de ce morceau qui ouvre plein de portes et qui, même si vous n’êtes pas fan de Hip Hop, vous permettra de mieux comprendre la complexité et la finesse de cette musique et pourquoi le sample est un art qu’il convient d’honorer.

Article écrit par Piem.