« Dossier Zulu Nation : la construction d’un mythe » (1/3). La Zulu Nation, cofondée en 1973 par Afrika Bambaataa et Amad Henderson dans le quartier de Bronx River, à New York, a marqué l’histoire en se présentant comme un rempart contre la violence des gangs qui gangrénait les quartiers populaires à l’époque. Utilisant le mouvement Hip Hop à travers le DJing, le breakdance, le graffiti et le rap, cette organisation prônait des valeurs de paix, de respect et d’unité (Peace, Love, Unity & Having Fun) visant à canaliser la jeunesse par le biais de l’énergie créative du Hip Hop.

Au fil des années, Bambaataa étend cette utopie au-delà des frontières américaines, en voyageant à travers le monde pour nommer des Zulu Kings et Zulu Queens dans de nombreux pays. Ces « ambassadeurs » avaient pour mission de représenter le mouvement Hip Hop, de contribuer à le faire connaître et de préserver les soi-disant valeurs morales de la Zulu Nation.

Cependant, en 2016, des accusations d’agressions sexuelles sur mineurs ont ébranlé cette image idéalisée d’Afrika Bambaataa, laissant place à des divisions internes et à de nombreux questionnements pour les fans et le grand public.

Alors que la Zulu Nation célèbre son 51ᵉ anniversaire le 12 novembre 2024,
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Première Partie : Rencontre avec une pionnière

Témoin et figure majeure de l’émergence du Hip Hop en France, la photographe Sophie Bramly revient sur son expérience de Zulu Queen dans l’Universal Zulu Nation à New York dans les années 80Rencontre avec une pionnière.


Bonjour Sophie, comment êtes-vous devenue Zulu Queen ?

Je suis partie à New York totalement indépendamment du Hip Hop. J’en avais marre d’être ici [Paris, NDLR] et je connaissais déjà bien cette ville et l’énergie qu’elle dégageait. Au bout de quelques mois, je me retrouve dans une fête sur la 14ème rue où il y avait les New York City Breakers qui dansaient. J’avais déjà entendu du rap sans réagir mais quand j’ai vu cette danse, ça m’a frappé directement. C’est marrant d’ailleurs : la danse a été ma porte d’entrée dans ce monde mais après ce qui m’a le plus intéressé c’est le rap, qui n’avait pas immédiatement attiré mon attention. Nous étions une toute petite communauté à l’époque. On ne se connaissait pas tous mais on était sans doute pas plus de 300 ou 400 personnes. Un jour, Bambaataa m’a dit que j’étais Zulu Queen. Aussi simplement que ça. Je l’ai pris avec reconnaissance. Je l’ai entendu comme : « avec tout ce que tu fais pour aider cette culture, c’est notre façon de te remercier ». Ça donnait aussi un petit sentiment d’appartenance assez sympathique. Ce sentiment d’ailleurs était beaucoup plus marqué en France qu’aux États-Unis. Quand je suis rentrée quelques années plus tard, après être devenue Zulu Queen, c’était comme si j’avais été touchée par la grâce de Dieu.

À New York, ce n’était pas le cas ?

Non, je n’ai pas ce sentiment. Je peux me tromper mais à ma connaissance, il n’y avait pas vraiment de structure visible. C’était géré par toute une bande de mecs autour de Bambaataa : il y avait (Afrika) Islam ou Amad (Henderson) mais on parlait Hip Hop et rap, pas tellement de la Nation Zulu en dehors du mois de novembre, pour l’anniversaire. Les gens étaient récompensés avec le collier.  Et ça s’arrêtait là, pour ce que j’en sais. Alors qu’en France, j’avais l’impression que les gens voyaient ça vraiment comme Dieu descendant sur Terre. On n’était pas loin d’une nouvelle religion. 

SOPHIE BRAMLY & AFRIKA ISLAM
SOPHIE BRAMLY & AFRIKA ISLAM © Sophie Bramly

C’était quoi votre idée de la Zulu Nation avant d’être intronisée Queen ?

Pas grand-chose, si ce n’est d’appartenir à un petit club bien sympathique. Mais à mon retour en France, j’avais l’impression d’être devenue Sainte-Thérèse, de faire partie d’un truc très important. Mais c’était le regard des autres, pas le mien. À New York être Zulu, ça voulait juste dire être un peu fiable et défendre le Hip Hop, basta. Il n’y avait pas cette espèce de religion, comme cela m’est apparu en France.

Comment la Zulu Nation a débarqué en France ?

Il y a eu cette tournée en 82 [le New York City Rap Tour, NDLR] qui a contribué à créer un petit noyau Hip Hop avec les émissions de radio de Sidney, le Trocadéro et les Halles.  Des gens comme Bernard Zekri, Laurence Touitou, Sidney ou moi, nous avons créé une espèce de pont aérien entre New York et Paris. Mais la première qui m’a étonné à ce sujet, c’est Queen Candy. Elle a pris cette affaire très au sérieux. En classant des papiers chez moi, il n’y a pas longtemps, j’ai vu qu’elle avait fondé une association « Nation Zulu » dont j’étais la présidente. Elle éditait un petit fanzine, The Zulu Letter. Candy, avait une approche presque religieuse, elle a abordé la chose avec le même sérieux, la même vénération et peut-être qu’elle a convaincu les gens en France que ça devait en être ainsi.

Affiche new york city rap tour  paris1982
Affiche « New York City Rap Tour » Paris – 1982 © Crazy Legs

La Nation Zulu vient donc au moment de la tournée de 82 ?

Non, elle ne vient jamais en France. La Nation Zulu, c’est une idée de Bambaataa qu’il véhicule dans ses interviews et qui, ici, est pris pour argent comptant. Mais lui qui vient des Blacks Spades, son gang, et je suppose qu’il a repris ce qu’il y avait d’intéressant dans le fonctionnement du gang et donc la Nation Zulu, je pense que ça veut juste dire : « on est soudé dans ce gang ». Et au lieu d’avoir des idées agressives, on a des idées pacifiques, il y a juste un renversement de valeurs. Il faut bien comprendre qu’à ce moment, aux États-Unis, personne ne veut de cette culture. Pas même la plus grande partie de la communauté noire. Ceux qui font du Hip Hop, c’est la lie de la société. Personne ne s’habillait en baskets et en survêtement, personne ne portait de vêtements avec des faux logos, si ce n’était la « racaille ». La Zulu Nation, c’était une appartenance à un groupe de gens solidaires autour de Bambaataa et de cette culture. Et ceux qui n’appartenaient pas directement à ce groupe mais qui essayaient de l’aider ou de le soutenir d’une manière ou d’une autre, étaient intégrés.

SOPHIE BRAMLY AVEC RED ALERT ET LES JUNGLE BROTHERS
SOPHIE BRAMLY AVEC RED ALERT ET LES JUNGLE BROTHERS – © Sophie Bramly

Vous diriez qu’il n’existe pas de Nation Zulu ?

Si pourtant. Il y a quelques années, j’ai été interviewée par une Américaine, Debra Koffler, juste avant que les accusations à l’encontre de Bambaataa ne soient révélées, juste avant le drame. Elle faisait un important documentaire sur Bambaataa et sur la Nation. Elle l’avait suivi un peu partout dans le monde. Au moment de mon interview, elle avait déjà bien avancé sur son projet et, je ne me rappelle plus exactement des chiffres qu’elle m’avait donné à l’époque, mais la Nation se comptait en centaine de milliers de personnes à travers le monde. Bambaataa était à la tête d’un empire. 

C’était quoi être Zulu ?

L’idée principale, c’était vraiment de remplacer la violence par une énergie positive, par un talent artistique. Avec Sidney, nous avions traduit, pour un livre écrit en commun, les règles de la Nation Zulu. Je ne me souviens plus précisément de quoi il s’agissait mais enfin, en gros, c’était un message de paix en essayant de se sortir de la merde et d’utiliser son énergie à bon escient.

Et pour vous, devenir Queen, ça a représenté quelque chose ?

Non, pas vraiment. J’aimais beaucoup le collier en plastique avec la petite tête. J’avais un affect pour cet objet très sympathique, que je n’ai pas eu pour ceux qui ont suivi, en cuir découpé en forme d’Afrique avec des têtes de lion. Le côté joyeux de ce petit personnage m’a manqué mais moi je ne suis pas matérialiste, je n’ai aucune religion. Donc, encore une fois, devenir Queen, ça ne voulait rien dire de plus pour moi que : « tu es des nôtres et tu participes au développement de cette culture par ton travail ».

logo UZN - 1973
Logo UZN – 1973

Est-ce que la Zulu Nation a disparu en 2016, lorsque Afrika Bambaataa a été accusé d’agressions sexuelles et trafic sexuel à l’encontre de mineurs ?

Non, étrangement, la Nation Zulu n’a pas l’air de s’être écroulée. J’ai découvert à ce moment -là que Amad Henderson (du groupe Shango) était cofondateur de la Nation et qu’il reprenait le flambeau. C’est marrant parce que moi je l’ai toujours vu comme un gros déconneur. Après 2016, il est étrange de voir comment le noyau qui était en permanence autour de Bambaataa s’analyse autrement du point de vue de la Nation Zulu. Tout comme cela interroge sur ce qu’ils ont pu faire ou ne pas faire concernant sa vie privée.

Quelle était sa vie privée ?

Tout ça est entouré de beaucoup de mystère. Mais sans avoir des soupçons de pédophilie, tout le monde connaissait une bonne partie de ses penchants. La sexualité de Bambaataa, clairement, ce n’était pas les filles. Soit, mais là, on parle de pédophilie. Je crois que, dans la volonté de se propulser à travers cette culture, tout le monde, tout le monde, tout le monde a profité de la magie du déni. En France, plein de fois, on a bien eu des soupçons. Mais à New York, tous ceux à qui j’ai parlé quand l’affaire est sortie, ils sont tombés des nues.

Tout le monde vraiment ?

Je ne cite pas de nom mais j’ai parlé à une personne aux États-Unis, à qui Bambaataa avait fait des avances, alors qu’il était mineur. Le frère de cette personne s’en était mêlé et ça n’avait finalement pas été plus loin. Je connais aussi quelqu’un en France qui a raconté récemment ce qu’il avait vécu et ce n’était pas drôle du tout. Mais j’ai aussi parlé avec des gens très proches de Bambaataa qui tombaient littéralement des nues. Comme la culture Hip Hop était, à l’époque, une culture très masculine et plutôt homophobe, se dire que « Dieu Le Père » était gay, ça a dû en secouer plus d’un.

Est-ce que ça a un sens d’être Zulu aujourd’hui ?

Je suis intriguée par ces centaines de milliers de gens à travers le monde. Et je suis très curieuse de savoir comment ça fonctionne réellement. Qu’est-ce qu’il y a dans la tête des gens ? Tout ça est très mystérieux. Mais si notre planète existe encore dans 100 ans, je ne serais pas surprise que le mouvement continue. Sous une autre forme. C’est très paradoxal parce que la Zulu Nation se voulait vraiment pacifiste au départ. Je ne trouve pas que le Hip Hop soit particulièrement pacifiste aujourd’hui.

Pourquoi ?

C’est ainsi. Le Hip Hop était une contre-culture, une volonté de changer les choses, une vision utopique. Comme bon nombre d’autres contre-cultures, c’est devenu un business. Mais il y a dans le Hip Hop quelque chose de miraculeux tout de même parce que dans la tête des nouvelles générations, c’est encore une contre-culture. Elles ont vraiment l’impression que leurs parents n’étaient pas déjà sur les lieux, à la même place. Et donc, après 40 ans de Hip Hop, tout en étant devenu un produit archi-commercial, un énorme business, cela reste une contre-culture.

Le chapitre de la Zulu n’est donc pas clos ?

Je n’en sais rien. La Zulu, il me semble, on en entendait encore parler dans les années 90. Parce que c’est comme dans toutes les histoires : les enfants se souviennent de ce qu’ont fait leurs parents. Et tous ceux qui ont commencé à gagner beaucoup d’argent dans les années 90, ils savaient très bien qu’ils le devaient aux précurseurs des années 80. Mais aujourd’hui, les modèles de ceux qui rappent, c’est au mieux les artistes des années 2000. Le grand-père aujourd’hui, c’est Eminem, pas Bambaataa. Donc je ne sais pas par quels moyens la Nation Zulu continue de se propager, mais il y a sûrement plein de choses que j’ignore. 


Pendant les années 80 à New York, Sophie Bramly a photographié l’éclosion de la scène Hip Hop. Son livre Yo ! The Early days of Hip-Hop 82-84 , édité par le label Soul Jazz Records rend hommage aux figures légendaires du Mouvement , (rappeurs, DJs, danseurs et graffeurs…) avec plus de 150 photos.

Interview par Léo Du Bronx