Graffeuse depuis maintenant 4 ans, K.Yoô laisse parler son art en donnant une âme à la faune sauvage en quelques coups de spray. Grâce à son talent pour manier les couleurs et les contrastes, K.Yoô apporte une étonnante touche bestiale à l’univers du graffiti.
Salut Kyoô ! Peux-tu te présenter brièvement : où as-tu grandi et pourquoi as-tu choisi ce nom d’artiste ?
J’ai grandi dans la Somme. Quand j’étais enfant, on me surnommait Caillou en raison de mon nom de famille qui est Cailleux. En adaptant mon surnom Caillou à l’écriture graff’ ça a donné « K.Yoô ». Mon nom d’artiste me permet de garder mon âme d’enfant, j’ai le syndrome Peter Pan (rires).
Que représentait la culture Hip Hop à ses débuts pour toi et que représente-t-elle aujourd’hui ?
Ma connexion avec la culture Hip Hop s’est faite grâce au rap. Je suis une ado des années 90. J’écoutais tout le temps Skyrock le soir pour m’endormir. Je me souviens des classiques, l’époque de L’École du Micro d’Argent d’ IAM. J’aimais beaucoup NTM aussi ! Quand je vivais à Lille, j’assistais souvent à des battles de break. Pour moi le Hip Hop représentait le partage et la capacité à créer des liens. J’aimais cette convivialité, le fait qu’ensemble les gens puissent vibrer pour les mêmes choses. Aujourd’hui mon lien avec le Hip Hop c’est bien sûr le graff, et j’aime toujours le rap. Je suis old school et j’apprécie particulièrement les artistes US style Ice Cube ou Snoop Dogg. J’écoute peu le rap actuel parce que j’ai l’impression que les sons qu’on qualifie d’urbain se ressemblent. Au niveau des lyrics, il y a tellement de chansons avec des mauvaises paroles et des messages qui dénigrent les femmes. Sachant que le rap représente une grosse partie de la culture Hip Hop, ça dégrade l’image et la représentation que l’on a du mouvement dans sa globalité. Il y a des choses qui se font commercialement, et on respecte le travail d’artiste, mais je ne sais pas si on peut encore appeler ça du rap ou du Hip Hop au niveau de l’esprit. C’est tellement dommage. Ce que j’apprécie le plus dans la culture Hip Hop et particulièrement dans le graff, c’est justement le respect de l’autre et le lien d’unité. Malgré ces constats, pour moi le Hip Hop représente toujours cette envie de se connecter les uns aux autres en tant qu’humains.
Quel a été ton premier contact avec le graff et comment as-tu débuté ?
Cela remonte à 2012. Je faisais un séjour en Amérique latine. Lorsque j’étais au Nicaragua, le propriétaire de l’hôtel m’a vu gribouiller et il m’a proposé un deal. Je devais refaire la peinture du mur de son hôtel,en échange je gagnais le droit de vivre dans une maison confortable. J’ai accepté et j’ai réalisé une fresque murale au pinceau. C’est à partir de là que j’ai commencé à bosser sur mur. Quatre ans plus tard, en 2016, mon ami Gauthier aka Golgone, m’a emmenée sur les voies de chemin de fer à Bordeaux. Il m’a fait découvrir le spray. C’était une expérience géniale. Aujourd’hui je voyage beaucoup et je fais pas mal d’urbex [exploration urbaine, nldr]. Le spray est super facile à utiliser, peu importe les surfaces. C’est l’outil tout terrain. En 2017, je suis revenu dans la Somme et j’ai revu Psyko, un très bon pote ! On était au lycée ensemble. Il graffait déjà à l’époque mais pas moi. Quand on s’est revu, il m’a fait découvrir AOA et tous ses membres, dont Wozer le fondateur. C’était une rencontre fabuleuse. Ils m’ont accueilli à une jam et j’ai vraiment pu me connecter à l’univers du graff. On a partagé des murs ensemble ! C’était un coup de cœur énorme ! Avant j’étais habituée à vivre mon art seule et j’enviais beaucoup les musiciens qui peuvent vite se connecter les uns aux autres par la musique sans même se parler. Dans l’univers du graffiti, j’ai pu vivre la joie du partage de l’instant artistique. Le plus beau c’est l’interaction des uns avec les autres, et je l’ai ressenti en partageant les murs avec les autres graffeurs.
Quelle est ta définition du Hip Hop ?
Je pourrais dire beaucoup de choses mais je résumerais ça en deux mots : connexion et échange.
La culture Hip Hop est vaste, il y a plusieurs disciplines, pourquoi avoir choisi le graff ? Qu’est-ce que cet art possède de particulier à tes yeux ?
J’aurais pu me lancer dans la danse parce que j’aime vraiment ça ! C’est dommage parce que je n’ai jamais approfondi techniquement. Au niveau musical, je n’ai pas la fibre du chant (rires) donc je n’ai jamais pensé à une carrière dans le rap, même si j’en écoute. En revanche, je dessine depuis longtemps, j’ai toujours eu un talent pour ça donc pour moi c’était logique de m’orienter vers le graff !
Au départ le Hip Hop regroupe plusieurs disciplines très unies, aujourd’hui elles le sont de moins en moins, quel est ton avis sur cette séparation ?
C’est quelque chose que je déplore parce qu’il y a de moins en moins de rencontres et de connexions. Je pense sincèrement que toutes les disciplines Hip Hop ont un sens et qu’elles s’enrichissent les unes les autres. Je ne suis pas citadine donc j’ai moins accès aux événements. Je n’ai pas constaté cette division de près mais je peux dire qu’on perd une grande richesse.
Si tu devais me donner un coup de cœur dans chaque discipline Hip Hop, que dirais-tu ? Un DJ, un rappeur, un graffeur, un danseur.
C’est dur !
Rappeur : JoeyStarr
DJ : Cut Killer
Graffeur : Antistatik, Roa
Pour les danseurs je n’arrive pas à faire de choix. (rires)
Pourquoi donnes-tu autant d’importance à la nature et aux thèmes animaliers dans tes œuvres ?
Pour moi c’est la nature le plus important dans la vie. Au fur et à mesure de l’évolution, l’humain a été déconnecté de son lien aux éléments. Je me suis engagé dans une démarche de reconnexion avec ce qui nous entoure. En 2010 je suis partie de Lille pour le sud, dans le Tarn. Huit mois après je m’envolais vers l’Amérique latine. Ensuite je suis revenue dans le Gers, je me suis installée dans la campagne. Après quelques mois, j’ai décidé de vivre en camion. Ce parcours m’a convaincue des bienfaits d’une vie simple au contact de la nature. Cela se ressent dans mes œuvres.
Y a-t-il d’autres thèmes et d’autres styles qui te tiennent à cœur ?
On verra ce que l’avenir nous réserve. La vie est imprévisible. Il y a quinze ans je peignais des flans gélatineux qui tombaient d’une falaise (rires). J’ai eu une période où je peignais des motifs tribaux… donc j’ai envie de dire qu’on ne sait pas de quoi est fait demain. Aujourd’hui, ça fait un an que je suis dans le concept « d’art rituel ». Grâce à mes lectures, je m’inspire beaucoup du rapport à l’art qu’avaient les amérindiens. Il y a cette croyance que la peinture soigne en faisant appel aux esprits et c’est quelque chose que j’aime bien. La magie prend de plus en plus de place dans mon moment créatif. Mon objectif profond est de donner du sens à mes œuvres.
Durant ta carrière, quels graffeurs ont été tes sources d’ inspiration ?
Avant de me lancer en 2016, je n’ai pas du tout baigné dans la culture graffiti. Je n’ai pas eu d’influence ou un modèle en particulier. Je viens du milieu de la peinture. J’ai plus de connaissances et de références dans ce domaine. J’aime Van Gogh pour ses mises en couleurs. J’apprécie le courant impressionniste avec Claude Monet, le pointillisme également. Mon âme de peintre c’est ce qui fait ma différence. Mes œuvres sont vite reconnues et cela me permet de me démarquer ! Quand je pose j’ai une approche de peintre plutôt que de graffeuse, même si mon outil est le spray ! Je travaille comme si je faisais une toile et je vais jouer avec des couches successives. Je retravaille la matière puis mes traits.
Quel matériel utilises-tu pour peindre ?
Sur le mur j’utilise du spray. Mes lignes je les réalise à l’aide de rouleaux ou de gros pinceaux. Quand je dessine sur papier, j’utilise uniquement le stylo bille. Sur toile, je travaille avec de la peinture acrylique.
Quels sont les objets les plus fous ou les plus improbables que tu aies utilisé pour peindre ?
Quand j’ai vécu aux Canaries, il y avait des cactus qui donnent des fruits, les figues de barbarie. Un jour, j’ai peint avec ça sur des rochers et sur moi-même (rires).
Techniquement comment tu t’y prends pour travailler ? Tu peins directement ou tu prends le temps de dessiner d’abord ?
Je sélectionne une photo qui me plaît de l’animal que je vais peindre, puis je me lance directement. En revanche, si c’est très grand je fais un quadrillage sur la photo puis c’est parti !
Comment gères-tu les espaces et les couleurs ?
Je joue beaucoup sur les contrastes, par exemple jaune avec violet, orange et bleu. Le noir est très rarement dans ma palette. Souvent, j’utilise même du bleu sombre ou une couleur aubergine assez intense à défaut du noir.
As-tu des surfaces préférées pour peindre ?
J’aime les supports qui ont une vie et une identité ! J’aime quand la surface a déjà un vécu, par exemple des murs abimés, une usine, ou encore une porte de hangar en bois un peu écaillée avec des vieux restes de peinture !
Quels sont les animaux les plus difficiles à dessiner ?
La difficulté réside dans la texture plutôt que l’animal en lui-même. Les textures comme la peau de poisson, le poulpe, les écailles des serpents sont difficiles. En revanche, tout ce qui est poil, c’est plus facile. Je parle pour moi, mais en réalité c’est propre à chaque graffeur.
Quel est le graff où tu as pris le plus de plaisir ?
Il y en a tellement (rires). Je dirais quand même durant la jam Étend’art à Calais. C’était vraiment fun. J’ai des souvenirs inoubliables comme ma pieuvre géante ou encore le chat sphinx violet sur fond jaune. J’adore les peintures collectives parce qu’on peut peindre et se connecter ensemble !
Selon toi, quelles sont les qualités principales d’un bon graffeur ?
L’observation est primordiale pour moi. Savoir regarder son modèle est essentiel.
Quelle critique ferais-tu de toi en tant qu’artiste : ton style, ta personnalité, ton message ?
Techniquement, je pense que j’ai une belle marge de progression dans la mise en scène de mes animaux. Au niveau de ma personnalité, je suis une personne qui prend le temps d’être à l’aise avec son environnement donc je suis parfois sur la réserve, mais en tant que femme c’est normal. Je tiens quand même à rappeler que nous ne sommes pas nombreuses dans le milieu. Mon seul petit regret c’est de ne pas avoir commencé le graff plus tôt (rires).
Quel serait ton plus bel accomplissement en tant que graffeuse ?
Ce serait d’être invitée aux quatre coins du monde juste pour peindre. Participer au Meeting of Styles, aller dans les gros événements de la culture underground. En tant qu’artiste, la reconnaissance de ses pairs est importante.
As-tu déjà fait des tags illégaux ?
À 16 ans j’ai écrit des petites bêtises à l’arrêt de bus de ma ville. On m’a dénoncé puis je suis passé devant le juge pour mineur donc ça m’a calmé d’un coup (rires) Ce n’est pas un énorme regret car mon kiff perso c’est vraiment l’urbex. J’ai déjà fait des murs légaux donc le vandale ce n’est pas forcément mon délire. En revanche ce serait mentir de dire que je n’ai jamais été tentée de le faire ! Quand les autres graffeurs te parlent de ça, ils te donnent tellement envie !
Aujourd’hui il y a des festivals de graffiti partout en France, les œuvres sont maintenant protégées, elles ne sont plus effacées ou sanctionnées comme auparavant. Quel est ton avis sur cet engouement actuel pour le graffiti ?
Il y a du bon et du moins bon. Le positif c’est la pleine liberté d’expression. Le négatif c’est la récupération que font certains. Il y a des personnes qui ne connaissent rien à l’univers graffiti et utilisent le mouvement pour faire de l’argent. Cela dénature les choses. Initialement le graff ce n’est pas du fame. On ne cherche pas la popularité à tout prix. Il y a d’abord cette culture de l’audace et de l’adrénaline.
Est-ce que le côté Hip Hop se perd en réalisant des œuvres sur toile ou en galerie ?
Non par forcément. C’est bien qu’il y ait un marché. Certains arrivent à vivre grâce à ça. Si les œuvres ne sont pas mises sur toile, on ne peut pas les acheter. L’essentiel c’est de ne pas perdre sa personnalité et de conserver le bon état d’esprit.
Certains considèrent le street art et le graffiti comme les mêmes disciplines artistiques, d’autres y sont radicalement opposés. Selon toi y a-t-il une différence entre les les deux ?
Oui il y a une grande différence. Le street art regroupe les interventions dans la rue, type pochoir, collage, etc… Cependant on a refourgué beaucoup de choses dans le street art. Les galeries ont fait main basse sur cet univers. Le côté commercial prend trop de place et au final, on se retrouve avec un process en deux phases : préparation en atelier puis intervention rapide dans la rue. Le graffiti est différent. Il y a toujours ce coté de rebelle, libre et plus engagé. Le but du graff n’est pas seulement l’esthétique mais il y a toujours l’idée d’oser et d’exprimer sa liberté ! Après ce n’est pas pour autant que j’aime ranger les artistes dans des cases. D’ailleurs des questions se posent autour de mon statut de graffeuse étant donné que je ne fais pas de lettre. Et ça ne me dérange pas plus que ça parce que je n’aime pas être enfermée dans une catégorie.
De ton point de vue, pourquoi y a-t-il autant de tensions entre graffiti et street art ?
L’humain a du mal avec le changement. Certaines personnes ont grandi avec le graffiti et n’acceptent pas l’émergence du street art. Pour d’autres il y a une forme d’injustice. Beaucoup de graffeurs ont commencé à peindre dans les années 90 sans qu’on leur porte d’intérêt. Aujourd’hui, le street art débarque et ses artistes obtiennent une reconnaissance, ils gagnent leur vie, alors que plusieurs graffeurs présents bien avant eux ne bénéficient pas de ce succès. Cela a probablement créé des tensions supplémentaires !
Arrives-tu à vivre de ton art ?
Depuis 2012, j’ai ouvert ma boîte. J’ai du soutien, même si certains mois sont plus difficiles que d’autres, je suis contente de dire que j’arrive à vivre de ça.
Pendant le confinement, beaucoup de personnes se sont retrouvées en difficulté dans le milieu culturel. Quel effet cette période a-t-elle eu sur toi ?
La crise a saboté ma saison printemps-été. Les événements et la tournée que j’avais prévu on été annulés. Le confinement était difficile à vivre au départ, mais il faut aller de l’avant. Pour continuer à faire de bons graffiti, on se doit de rebondir et rester optimiste ! Je me suis mise à beaucoup créer et à reprendre une bonne routine de vie avec le yoga et la méditation. Dans mon mode de vie, le confinement n’a pas réellement bousculé mon quotidien. Je suis en habitat léger avec mon camion. Je mène une vie simple dans des emplacements plutôt reculés. Je ne suis pas insociable (rires), à certains moments je me connecte beaucoup avec le monde, mais la plupart du temps je suis dans ma bulle. Cela m’a permis de ne pas vivre la crise comme tout le monde. J’ai échappé à la panique et la psychose générale. Finalement, ces événements n’ont fait que m’encourager à suivre mon mode de vie.
Comment vois-tu l’avenir du graff ?
Il faut être positif et mettre de la couleur dans ses œuvres. Il faut valoriser les paysages. En ce qui me concerne, j’espère seulement plus de confort dans ma carrière d’artiste !
Ton top 5 graffeurs ?
Étant donné que je n’ai pas de références particulières dans la culture graff, je vais innover avec mon univers en donnant mon top 5 de peintres :
Dali, Van Gogh, Claude Monet, Basquiat et Noe Two, bon j’ai quand même fini avec un graffeur (rires).
Ton mot de la fin ?
Merci à T-Rex Magazine et à Specta d’avoir créé le lien. Merci à tous ceux qui m’ont ouvert les bras et accueillis dans le milieu : mes frangins AOA Wozer, Vyrüs. Big up à Psyko, North Colorz. Merci à Gauthier aka Golgone pour le spray (rires), merci à Golf mon poto qui peint avec moi régulièrement et en urbex !
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Entretien réalisé par David Mabiala