Connu pour son écriture recherchée et une singularité qu’il cultive habilement, le rappeur Rocé est aussi apprécié pour ses projets surprenants. Depuis juillet 2020, Rocé comble ses sept ans d’absence dans le rap avec des morceaux qu’il sort spontanément sur les plateformes digitales ou son EP « Poings Serrés », sorti en juin 2021 et réunissant ses derniers singles. Rencontre avec ce « rappeur-philosophe » autoproclamé qui accepte avec lucidité son titre d’artiste à part.

Salut Rocé, pourrais-tu nous présenter tes différentes œuvres ?
Mon premier album c’était en 2000. Ensuite j’ai fait quatre albums jusqu’à 2013 et puis rien jusqu’à 2018 où j’ai sorti une compilation de musiques des luttes ouvrières et des diasporas en français qui s’appelle Par les damné.e.s de la terre. Par contre, en tant que Rocé, je n’ai rien sorti entre 2013 et 2019, si je ne dis pas de bêtises, où là j’ai sorti des morceaux sur les plateformes, une série à peu près une fois tous les mois ou deux, à intervalles plus ou moins réguliers et puis un EP 6 titres au mois de juin 2021.

Tu as une approche très instinctive dans la conception de tes albums, tu pourrais nous expliquer un peu quelle était l’intention pour chacun d’eux ?
Top départ c’est le premier, on est dans les années 2000, j’ai 20 ans de moins, comme beaucoup de premiers albums, c’est un mélange entre spontanéité et toute ta carrière que tu mets enfin sur disque. Donc en réalité, c’est le plus long à faire et c’est toujours un mélange de plein de choses, de tout ce que tu es. Souvent, c’est celui qui reste. Il est très dynamique et en même temps tu lâches tout, et voilà.
Après, il y a eu Identité en Crescendo où là on va dire c’est l’album peut-être dans lequel je me livre le plus, qui tourne autour un peu des identités, de la France. On est en 2006, c’est l’époque où il commence à y avoir plein de débats sur la laïcité, les identités, les migrations, etc.
Et en même temps, le rap s’est un peu transformé, t’as Abd al Malik, Grand Corps Malade, l’arrivée du slam, t’as Oxmo qui est un peu plus dans le jazz, etc. Et donc, c’est une époque avec une sorte de vague comme ça, on va dire, à la Gil Scott-Heron, Last Poets mais en version française, donc je n’y échappe pas, moi aussi. C’est un projet qui est très teinté de free-jazz et de paroles un peu dénonciatrices et d’émancipation. Ensuite, 2006, on va dire que c’est un peu l’époque de la maturité chez certains rappeurs. Je pense même à Kery James ou à d’autres qui ont fait des trucs instrumentaux, c’était un peu dans ces années-là.

J’ai l’impression que cette époque, c’est un peu l’ouverture de la boîte de Pandore.
Ouais, voilà, c’est ça. Au final, on a beau être des individus différents, on est quand même nourris par une époque qui est commune. Donc même si on fait tous des choses différentes, en réalité on fera des trucs avec des influences qui seront toujours un peu similaires d’une certaine manière.
Arrivé en 2010, là je sors L’être humain & le réverbère. C’est un album qui est un peu plus poétique, rien que dans le titre déjà, où je pars dans d’autres délires mais avec une forme qui est beaucoup plus « funky », en mode rentre-dedans, plus rap on pourrait dire. Je reviens en voulant du kick, du sub et de la grosse snare quoi.
En 2013, je sors Gunz n’ Rocé où c’est un peu un mélange de tout ça. En fait, musicalement, je pars encore dans d’autres délires. Et vu que mes textes sont plutôt denses de manière générale et avec des thèmes assez approfondis, c’est toujours musicalement que je vais tenter un peu de m’échapper de tout ça en allant dans des délires différents.
Donc quatre albums que je trouve assez différents les uns des autres mais où il y a toujours cette envie d’aller chercher des trucs bizarres en terme de musique.

citation

Bizarre dans quel sens ?
Dans le sens un peu fusion. Parfois je vais chercher du côté de la funk, je n’ai pas de mur. Dans Gunz n’ Rocé, il y a un morceau comme Assis sur la Lune qui a une rythmique plutôt trap, même si ç’en est pas vraiment, à côté de morceaux que je peux faire en a capella. J’ai un style qui est bien défini, on va dire que je suis plutôt boom bap, mais en réalité je m’adapte aussi à plein d’autres trucs différents, je vais toujours faire des tests. Dans un album, je vais avoir un ou deux morceaux qui vont carrément changer de style parce que c’est une manière pour moi d’échapper un peu à l’image du rappeur très classique. J’aime bien les trucs classiques mais en même temps j’ai peur de m’y ennuyer et de ne pas surprendre.

Effectivement on sent ce tiraillement entre l’intégrité venue de la culture Hip Hop et du respect des aînés, et cette volonté d’aller chercher une certaine vérité. En travaillant par tâtonnement, en fait tu t’autorises plein de choses.
Oui, c’est ça. Il y a ce truc-là de vouloir être le bon élève de ses aînés, se dire « je fais du rap comme on me l’a appris », donc engagé, militant, etc., et d’un autre côté se dire « de toute façon, il n’y a plus personne pour me juger aujourd’hui, c’est moi qui ai l’âge d’être un tonton, donc vas-y, de toute façon je m’en bats les reins, je m’amuse ». Il y a toujours cette dualité.

Selon toi c’est le jour où les « génies » tentent de plaire les deux côtés de la barrière qu’ils arrivent à la dépasser ?
Je pense qu’il y a de ça. À un moment, tu veux juste dépasser les cases où on te met, tu es un artiste donc tu n’es pas une administration, ni un disquaire mais le projet, doit être classé pour être vendu. Et en même temps, toi tu sais très bien que, dans ce que tu écoutes tous les jours, l’inspiration, tu peux la prendre de n’importe quel style de musique. Et c’est ça aussi que tu as envie de montrer au monde, que tu es ouvert à tout parce que tout t’inspire. Après, en réalité, dans ce que tu fais, tu fais ce que tu sais faire de mieux donc ça te rattrape aussi. C’est un mélange des deux.

Tu pourrais nous en dire un peu plus sur la compilation Par les damné.e.s de la terre ?
Elle est sortie en 2018, c’était un projet que j’ai fait parce que j’avais ce sentiment que tout avait été dit par nos aînés. Quand je dis « nos aînés », je pense aussi bien aux parents, qu’on ne cite pas assez quand on parle des rappeurs, qu’à tous ceux qui ont lutté pour l’émancipation, les libérations anti-coloniales, etc. Le rap aujourd’hui est visible dans toute la société française. Mais ce qui est encore invisible, ce sont les parents des rappeurs. Alors qu’aux États-Unis, leurs parents étaient déjà visibles avant : Marvin Gaye, James Brown, et j’en passe. Nina Simone était déjà visible en France mais les parents des rappeurs sont invisibles, du coup quand un MC rappe avec des mots intelligibles et sans forcément de gros mots, on va dire que ses aînés, c’est Brel, Brassens, Ferré, etc.
L’idée c’était de mettre de la visibilité là-dessus parce que même si Brel, Brassens, Ferré sont là et ont certainement inspiré les rappeurs, il n’y a pas dans leurs bagages les violences policières, les exils, les quartiers, etc. Donc l’idée, c’était de voir si on ne pouvait pas intégrer tout ça dans leurs bagages, qui sont dans les thèmes des rappeurs d’aujourd’hui. Du coup, il a fallu faire des recherches à travers l’histoire pour trouver des morceaux en français datant des années 60 et 70 mais venant de pays qui ont été colonisés, donc surtout de pays africains où sont les diasporas françaises. Et le projet a bien fonctionné. Ça a parlé aussi bien en France qu’ailleurs et a bien résonné. Pour moi, c’est un prolongement de ce qu’on fait dans la musique et dans le rap, c’était de mettre tout ça en visibilité.

citation t-rexmagazine

Et pourquoi cette période en particulier ?
Parce que c’est un peu la période qui représente les luttes de libération, aussi bien en France en mai 68 avec des gens qui veulent plus de liberté, les ouvriers qui bossent dans les usines, les syndicalistes et les immigrés, les luttes pour les papiers, pour avoir plus de droits. Et la même chose dans les pays coloniaux dans leurs luttes de libération. Beaucoup ont demandé leur autonomie à cette période-là aussi, entre les années 60 et les années 80. Et donc pour moi, c’était un moment important pour faire ce projet.
En terme de musique pure, c’est aussi le moment où tu avais Gil Scott-Heron, Last Poets, etc. aux États-Unis. En réalité, tu avais ça aussi dans beaucoup de pays. On va dire que le rap s’est inspiré de ces artistes mais en réalité, en Afrique par exemple, tu avais aussi des artistes qui clamaient leur texte sur des rythmiques, et c’est de ça dont s’inspiraient justement les Afro-américains. L’idée, c’était de pouvoir aller chercher ça à la source. Et en plus, c’est en français. Donc nous, en fait, on en était proches. C’est juste que la France, elle ne calculait pas ça parce qu’elle préférait les yéyés ou les artistes américains plutôt que les artistes africains, alors qu’on avait déjà ça.
J’ai voulu mettre un focus différent et recentrer l’histoire pour la décaler de l’Europe vers les diasporas et l’Afrique.

Tu ne trouves pas ça paradoxal de vouloir mettre en lumière ces paroles des oubliés à une époque où on ne les a jamais autant entendues ?
Comme pour 2006, on était vraiment à une époque où on a tous pris une vague au même moment. C’est un peu pareil aujourd’hui. Mais il faut se dire qu’en 2006, quand j’ai fait ce projet, j’étais le premier. En 2018, on est 50 ans après mai 68. Il n’y a pas eu les 50 ans de mai 68. Musicalement, je n’ai rien vu passer. Même dans la presse, ça a été très rare de voir quelque chose par rapport à ça. Parce qu’en réalité, la culture impérialiste est hégémonique. Et même si nous, de notre côté, on voit qu’il y a des gens qui font des choses et qui s’activent, en termes de représentativité, on voit un peu plus de renois ou de rebeus à la télé, dans les médias, dans les publicités. Mais ça, c’est la façade des lignes éditoriales, et vraiment, je trouve qu’il n’y a pas tant de choses qui se font parce que ce n’est pas nous qui les faisons en réalité. Que TF1 décide d’embaucher un peu plus de renois et de rebeus, que Canal+ le fasse, c’est une chose mais des renois et des rebeus aux manettes des lignes éditoriales, là on n’y est pas encore. Et un projet comme Par les damné.e.s de la terre où l’idée c’était de décider de ça, c’est autre chose qu’Universal qui ferait une compilation avec que des rappeurs. Là, c’est une ligne éditoriale qui dit autre chose.
Le marché capitaliste a raté quelque chose avec les 50 ans de mai 68. Ça montre bien à quel point il y a un manque si même le capitalisme ne l’a pas vu. Du coup, arriver avec un projet comme ça, c’était complètement inédit.
Quand je parlais de ce projet en 2014, les gens me disaient « non mais c’est un truc de niche, ça ne va parler qu’à une minorité de personnes, à des intellectuels. Il n’y a pas de refrain ni de groove dans ton truc » Et en fait, quand le projet est sorti, il y a eu un article dans New York Review of Books, dans le Times et en Angleterre, deux pages dans Libération. Ç’a fait une presse de ouf !
Et c’est là que je me disais que c’est le genre de truc qui n’a jamais existé en France. Aux États-Unis ou en Angleterre, la question ne se pose pas parce que ça fait très longtemps que les diasporas ont pris leur destin et leur histoire en main vu qu’il n’y a pas une sorte d’interdiction des communautés. En Angleterre, une compilation sur la musique ghanéenne, ils n’attendent pas que ce soit un anglais qui la fasse. Alors qu’en France, si ce n’est pas un Français qui fait un truc sur les diasporas, on va dire que toi tu n’es pas objectif parce que tu en fais partie et que donc ton projet ne va pas briller de la même manière, ça va être moins sérieux. La France est en retard là-dessus.
En Angleterre ou aux États-Unis, les cultural studies ou post-colonial studies travaillent sur ce genre de projet depuis longtemps, en France il manquait un projet comme ça. Et c’est aussi pour ça que ça les a intéressés, eux, ils sont habitués mais pas à voir ça sous le prisme français. C’est sorti en 2018 mais là en 2021, ça paraît comme un projet qui fait partie de toute une dynamique d’un réveil des communautés, sauf que le penser dès 2008-2009, voire 2006, c’était inédit. On parlait d’un projet de niche, un concept vraiment français qui n’existe pas dans les autres pays. Ailleurs c’est normal de faire des projets qui parlent à des gens en particulier. Ça fait partie des problèmes dans notre pays où on hiérarchise : plus tu fais un truc qui va parler aux blancs, plus ça va être un truc qui va parler au monde. Ça, c’est très français. Et l’universalisme français, c’est l’universalisme blanc. Et si ton projet n’est pas un projet universaliste blanc, c’est un projet qui va parler à une niche. Et le mot niche, déjà, est violent en réalité. C’est vraiment quelque chose qui a ralenti jusqu’à aujourd’hui des projets comme celui-ci. Du coup, j’ai dû le faire tout seul, il n’y avait pas derrière moi des financeurs intéressés. Au final, aujourd’hui, je ne regrette pas.

par les damné-e-s de la terre
Par les damné​.​e​.​s de la terre –  Hors Cadres

Passons à la partie un petit peu plus personnelle, si tu veux bien. Tu peux nous décrire un peu l’environnement dans lequel tu as grandi ?
J’ai grandi à Thiais, dans le 94, une ville coincée entre Choisy et Orly mais je suis né en Algérie. J’ai vécu à Blida jusqu’à 4 ans avant d’arriver à Thiais, dans une cité tout à fait banale, qui ressemble à n’importe quelle autre cité d’Île-de-France. J’y ai fait ma scolarité là et je me suis mis à rapper en écoutant Radio Nova grâce à mon grand frère qui, lui, s’intéressait déjà à ça.
Et de là, ma passion pour le rap français ne s’est jamais arrêtée. Le rap américain aussi mais c’est arrivé un peu après parce que c’est d’abord Radio Nova et les rappeurs qui passaient dessus qui m’ont vraiment donné envie. Petit à petit, ça s’est ouvert aussi au rap américain. Mon frère, lui, écoutait déjà Gang Starr, Public Enemy, etc. Moi j’ai kiffé le rap américain grâce au rap français en vrai. Ma passion ne s’est jamais ternie, j’ai toujours voulu continuer à rapper. Comme tous les gars de cette époque, je me suis essayé à tout, la danse, le graff, le DJing. Mais le truc vraiment sur lequel j’ai persévéré, c’était le rap.

À quoi ça ressemblait, pour toi, la culture Hip Hop au moment où tu es rentré dedans ?
C’était un petit truc assez magique parce qu’on n’était pas beaucoup, c’était comme une sorte de club secret si tu veux, où les gens se reconnaissaient. C’était un événement de croiser un mec dans la rue avec un baggy ou un jean à écharpe ou ce genre de trucs qui n’existent plus aujourd’hui, avec des baskets Troops ou avec un Kangol sur la tête. C’était un événement, tu te disais « OK, lui, il en fait partie ». Tu pouvais en parler le lendemain en disant « tiens, hier j’ai vu un B-Boy dans la rue ».
Ensuite le rap est devenu vraiment le truc et aujourd’hui un mec qui sort de H.E.C va vouloir m’expliquer ce qu’est le Hip Hop et comment on peut « brander » dessus. On en est arrivé là, c’est-à-dire que le monde s’est retourné d’une certaine manière. Mais en tout cas, j’ai connu cette époque-là, j’étais très jeune donc je n’étais pas acteur mais j’essayais en tout cas, je me débattais dedans à ma manière. Et puis, j’ai grandi naturellement là-dedans jusqu’à aujourd’hui.

Comment c’était à la maison ?
Mes parents ont toujours été super ouverts, ils voyaient ça d’un regard amusé tant que l’école était la priorité. Parce qu’à l’époque, personne ne vivait du rap. Je te parle d’une époque où NTM sortait à peine son premier album, donc vivre du rap était une question qui ne se posait même pas. Quelqu’un qui vivait de sa musique, c’était une rock-star, c’était quelqu’un qui passait au top 50, ce n’était pas quelqu’un qui faisait du rap. Petit à petit, c’est quelque chose qui a changé. Moi j’étais déjà presque adulte quand la question de faire carrière dans le rap a commencé à se poser alors qu’avant ça n’était pas trop imaginable.
Pour moi ce qui comptait, c’était l’école. Je n’étais pas très bon donc il y avait cette dualité entre école et passion, mais comme si c’était entre l’école et le foot par exemple. J’ai persévéré, je me suis bien pris la tête à avoir le bac et ensuite essayer d’aller un peu plus loin. Mais ça n’a jamais vraiment été mon truc. Je faisais des petits boulots, ça, je n’ai jamais lâché, et même aujourd’hui je bosse à côté. Maintenant j’essaye d’avoir une attitude beaucoup plus entrepreneuriale qu’avant parce que j’ai mon label, que j’ai envie d’avoir mon indépendance jusqu’au bout, que j’ai plein de projets en tête que j’aimerais mener à terme.
Mais il y a toujours eu cette volonté de ne pas être dans la facilité. Je n’ai jamais eu de facilité pour les études mais en réalité, c’était pareil pour le rap. Ce que j’ai pour moi, c’est la passion. Quand j’ai commencé à rapper, je n’étais pas dans les temps. Ça n’a pas été un truc facile à maîtriser. Si les gens à un moment m’ont mis un peu sous la lumière, c’est parce qu’ils trouvaient que j’avais des textes élaborés, mais c’est parce que j’y passais des heures. Donc ce n’est pas quelque chose qui s’est fait de manière naturelle. Tu as des rappeurs qui arrivent et qui brillent tout de suite grâce à leur charisme et une certaine aisance. Moi, c’était par un dur labeur. Donc c’est un peu ça ma vie, c’est par le travail que je fais les choses et ça jusqu’à aujourd’hui. Mais j’en suis fier, je vois ça comme le travail d’un paysan ou d’un ouvrier. C’est un peu comme ça que je me définis. C’est quelque chose que je maintiens, ma solidité se résume à ça.

citation t-rexmagazine

Tu ne penses pas que tu reproduis l’environnement dans lequel tu t’es retrouvé à l’école, que tu n’avais pas forcément choisi à la base ?
Tu sais, tu deviens un peu ce que tu as été. C’est-à-dire que moi, l’école, c’était dur, je passais mes week-ends sur mes devoirs parce que je ne comprenais rien et que je n’avais pas spécialement envie de comprendre. Pour le rap, c’est pareil. Tu as des gens qui écrivent un texte comme ils iraient au cinéma. Moi, quand j’écris un texte, je sors mes tripes et ça se fait plus dans l’angoisse et la douleur que dans le plaisir. Mais c’est comme ça, ça fait partie de mon identité. C’est une vraie reproduction de l’angoisse de l’école, c’est clair mais aujourd’hui j’ai appris à l’apprivoiser et ça me définit. C’est quelque chose que je n’ai plus envie de changer.

Lorsque tu fais une comparaison entre les profils sortis de cette espèce de dichotomie est-ce que tu ne te dis pas que c’est juste l’environnent qui t’as habitué à devoir travailler plus que les autres alors que tu pourrais avoir le choix ?
À un moment, tu commences à avoir aussi conscience que plus tu vas faire spontané, plus ça peut plaire. Parce qu’en réalité, quand tu fais dans le labeur, tu retires de la spontanéité. Et les gens, ce qu’ils veulent, c’est te voir, toi, sans les murs que tu as construit par le labeur. C’est pour ça que les gens vont apprécier des artistes très spontanés, qui vont limite dire n’importe quoi ou faire des conneries, les gens vont apprécier les artistes qui n’ont pas peur de se gauffrer de temps en temps.

C’est aussi le propre du charisme non?
Voilà, c’est ça. Et quand tu te rends compte de ça, tu te dis qu’il n’y a pas que des avantages à être dans le calcul et le labeur. Et c’est aussi pour ça que des artistes, on va dire « punks », à la Joey Star par exemple, peuvent un jour te sortir une connerie et avoir une idée de génie le lendemain. Il n’y a rien de grave, ça fait partie de leur charme, si tu veux.

J’avais lu dans plusieurs interviews que tu a été très marqué par KRS-One et c’est typiquement ce qui le caractérise.
Clairement. À un moment, être artiste, c’est être soi et être vrai, et tu as beaucoup de manières de le faire. L’idée, ce n’est pas non plus de mettre des habits qui ne te vont pas, avec un charisme qui n’est pas le tien. Il faut aussi laisser les choses se faire naturellement. Mais c’est vrai que ce n’est pas parce que moi je me définis d’une certaine façon que c’est une plus-value par rapport à d’autres, chacun trouve sa manière d’être. Pour moi c’est celle-là mais ça ne veut pas dire que c’est forcément mieux que les autres.
Ce n’est pas parce que je vais passer des heures à écrire un texte que celui qui a écrit le sien en cinq minutes est moins bon. Pas du tout. Son texte est différent et il possède une spontanéité que le mien n’a peut-être pas. Et le mien a une maîtrise que peut-être le sien adopte différemment. C’est vraiment une question de style en fait, et ça va donner des choses différentes, sans idée de hiérarchie.
Mon épanouissement à moi se fait quand je vais rendre le morceau, que je vais l’écouter et me dire « OK, là, j’ai atteint quelque chose ». C’est là où je vais kiffer.

C’est une question de performance personnelle ?
C’est ça. Je trouve que l’art de manière générale ça se rapproche du sport, quelqu’un qui arrive en premier sur un sprint, il a gagné. Pour moi, l’art, c’est ça. Les gens vont dire « non, c’est subjectif, c’est une histoire de goût et de couleur » mais moi je ne suis pas d’accord. Pour moi, c’est une question de performance. Une belle œuvre, c’est une belle œuvre, il n’y a pas photo. Et quand tu arrives à ce niveau de « il n’y a pas photo », c’est que tu as réussi ton coup.

C’est difficile pour certains d’appréhender des œuvres complexes qui ont nécessitées beaucoup de temps alors que le propre du MC c’est aussi de galvaniser les foules. Tu comprends la critique sur l’élitisme dans ton art ?
Après, ça reste du rap. J’ai un pote qui me disait que là où j’avais réussi à faire quelque chose qui était pourtant compliqué, c’est dans Habitus où je parle de ce concept-là. Le morceau est compréhensible par des gamins et quand je le fais sur scène, ils kiffent. Et en fait, il y avait ces débats entre sociologues où ils disaient que ça ne sert à rien. Bourdieu par exemple essayait de faire des livres assez fins pour pouvoir être lus par plein de gens, des livres plutôt faciles à lire parce qu’il se disait que sinon ça ne servait à rien de se battre pour dénoncer le fait que les classes sociales pauvres sont héritiers de la pauvreté et ne peuvent pas changer leur statut, si lui-même rentre dans un truc super élitiste avec des livres trop compliqués.
Moi, en faisant un morceau comme ça, qui est destiné à tout le monde, avec un message que j’arrive à rendre spontané, d’une certaine manière j’ai gagné. Mais si on ne va pas plus loin, la vérité, c’est que la musique a toujours existé dans toutes les sociétés, c’est juste de la cadence. Quand tu tapes avec un bout de bois sur le sol en rythme, t’es déjà en train de faire de la musique. Les gens bougent la tête, tu peux les faire rentrer en transe. En vrai, il ne faut pas trop se prendre la tête.
Aujourd’hui, je peux aussi bien aimer Allez les Bleus que Miles Davis. En fait, je m’en bats les reins. Mais les gens ont fait en sorte que la musique de Miles Davis devienne élitiste. Mais pour lui ce n’était pas le cas, il pousse un cri quand il fait de la musique, il n’y a pas plus naturel. Et donc pour moi, c’est comme si on disait qu’un mec qui rentre la coupole et le Thomas [figures de breakdance, ndlr], il est élitiste parce qu’il a dû bosser comme un ouf. Pour moi il est juste dans la passion de son art. Et moi, c’est justement ça que je fais. Quand en concert je vois que mes sons peuvent parler à des gamins, je me dis que c’est ma passion pour mon art qui les a touché.
On parle d’élitisme mais c’est notre société, les majors, les radios, etc. qui sous-estiment en réalité la jeunesse et qui veulent leur donner un format vraiment très spécifique. Mais je me suis rendu compte avec Par les damné.e.s de la terre, qu’un projet comme ça qui est de base un peu chiant parce qu’il est plein de messages intellectuels et tout, en réalité, il va parler à tout le monde. Donc je me dis qu’il ne faut pas sous-estimer les gens et qu’on arrivera toujours à trouver un public qui nous correspond. Et certains vont kiffer parce qu’on a juste mis la barre à leur niveau. Ils vont se dire que pour une fois, on ne les insulte pas.
Moi, aujourd’hui, je vais aussi pouvoir kiffer un artiste comme Jul par rapport à la dynamique de ses projets, avec quelle cadence il les réalise et la spontanéité qu’il met dedans. Pour moi, tu peux passer de Jul à Erik Satie, il n’y a pas de soucis. Ce que voient les gens en termes de hiérarchie, moi je ne le vois pas, je vois juste quelle émotion ça va me procurer, rien de plus. Tout ça c’est juste des barrières qu’on veut nous mettre. Et souvent, les gens pensent que les artistes ont ces barrières-là aussi mais ce n’est pas vrai. Les majors, et surtout les programmateurs radio ont une ligne éditoriale à respecter et ce sont eux qui ont des complexes, qui sont atteints de jeunisme. Mais les artistes, eux, c’est différent parce qu’aujourd’hui quand tu es artiste, tu es un peu tout en même temps, tu réfléchis toi-même à ta propre stratégie donc tu peux être dans cette aliénation. Mais normalement, ce n’est pas notre rôle de penser au mur.

Tu sembles comprendre la critique d’un système qui, de fait, a un rapport au commerce qui correspond à sa propre hégémonie. Mais de l’autre, tu ne sembles ne pas voir à quel point tu es différent du reste de la population. Ce que toi tu comprends, ce n’est pas ce que la masse peut comprendre.
Tu peux aussi être différent dans une hégémonie. Le système dans lequel on vit, c’est un système hégémonique, c’est un système capitaliste qui crée des cases et qui dépolitise, c’est ce qu’a fait Skyrock pendant des années en choisissant de passer ce qui est le plus dépolitisé possible. Ça, c’est hégémonique. Forcément, quand tu as conscience de ça et que ce que tu fais est différent, on va te mettre ailleurs. Une des portes de sortie par rapport à ça, c’est que plus on est nombreux à être différents, plus on crée une économie qui, à un moment, devient une sorte de « label de différence ».
Par exemple, aux États-Unis, le label Stones Throw ou même Odd Future ont créé leur propre différence. Mais pourquoi c’est plus facile de prendre des exemples comme ça américains ? Parce que culturellement ils ont l’habitude de penser à la diversité et de voir grand tout de suite, de manière économique en sachant travailler dans un monde concurrentiel. En France, quand un artiste va se dire différent, tout de suite il va rentrer dans un état d’esprit renfrogné en se disant qu’il fait de la résistance et de l’artisanal. Et quand tu te dis ça, ce qui est mon cas parce que je suis tout seul, au final tu finis, effectivement, par te retrouver isolé. Alors qu’aux États-Unis, faire quelque chose de différent, ce n’est pas forcément être isolé.
Je donne un exemple tout bête, qui est un exemple français pour le coup, quand il y a eu l’arrivée du groupe 1995 et que c’était le retour du boom bap, c’est parce qu’ils sont arrivés en équipe et avec un rapport de force qui fait que ça ne s’est pas traduit par quelque chose d’artisanal et d’isolé, mais plutôt comme quelque chose de super fashion et brandable.

Tu ne trouves pas que ça, c’est particulièrement français ?
C’est culturel. C’est pareil dans le cinéma. Quelqu’un qui va faire du cinéma aujourd’hui en France, il va arriver tout de suite en disant qu’il a tout fait tout seul, qu’il a attendu l’inspiration venue du ciel et que ça lui est tombé dessus. C’est très français. Aux États-Unis, tu as des script doctors pour t’aider à écrire ton scénario, tu as des gens qui vont évaluer le tout, un autre qui va s’occuper du personnage secondaire ou même des figurants. Ils arrivent en équipe, les gars. Parce que même si c’est un film particulier, c’est de l’industrie. En France, on a tellement du mal avec le mot industrie qu’on lui préfère le mot artisanal. Et je ne dis pas que c’est mal mais pour moi, chaque chose doit être à sa place. C’est bien qu’il y ait de l’artisanat dans l’art, mais un artiste qui fait uniquement ça il ne créera pas un modèle économique différent et il sera toujours vu comme un artiste en marge. Et effectivement, il l’est. Mais il y a des portes de sortie. Moi, par rapport à ce que je fais, si je savais m’associer avec d’autres artistes qui sont dans les mêmes démarches, dans les mêmes synergies et qu’ensemble on crée un écosystème qui devient viable économiquement, comme une réunion de labels indés avec des gens qui estiment qu’ils disent des choses qui ne sont pas dépolitisées, et que ça crée une sorte de mouvement dynamique, on ne seraient plus considérés comme des ovnis en marge du reste.

Aux États-Unis le modèle est fondé sur l’individu et les gens ont conscience que pour permettre l’épanouissement des artistes, on a besoin de rapports quasiment individuels. En France, on a un modèle beaucoup plus collectiviste.
Tu as raison mais là où c’est très paradoxal, c’est que, oui, aux États-Unis, l’individualisme prime mais leur capitalisme, en réalité, est beaucoup plus conscient de sa nature et du coup, les gens ont su équilibrer ça. En réalité, tout est beaucoup moins hiérarchisé qu’en France. Le cinéma français est beaucoup plus hiérarchisé que le cinéma américain. En France, si le régisseur va parler au directeur de prod., c’est limite s’il n’a pas peur. Quand le producteur arrive, c’est tellement le roi que jamais un régisseur va aller lui parler. Il y a comme une espèce d’aura autour. Ça, aux États-Unis, ça n’existe pas. C’est beaucoup plus plat et moins pyramidal. En France, tu sens la royauté dans le cinéma. Et en réalité, ça joue beaucoup, parce que quand c’est plus horizontal, les gens ont beaucoup plus conscience du monde dans lequel ils vivent. Tu vois beaucoup ça chez les stars de la pop française des années 90-2000, tu vois à quel point ils sont hors-sol. Comme dans le cinéma français de cette même époque, à ne faire des films que sur la campagne et les chevaux. Ça représente bien ce qu’est la France, même dans son art, par rapport aux États-Unis où tu as eu l’émergence de beaucoup plus de choses qui parlaient vraiment au peuple parce que le marché américain le permettait plus. Et ils ont tellement conscience, justement, du monde capitaliste dans lequel ils vivent qu’ils ont su s’en défendre. Ça me fait penser à certains pays comme l’Italie où il y a beaucoup de fascisme et, en contrepartie, tu as beaucoup d’antifascistes. En France, le problème, c’est qu’on a toujours été dans une espèce d’entre-deux mou et super hypocrite. Ce qui fait qu’en réalité, les privilèges sont restés en place et se sont consolidés avec le temps.

citation t-rexmagazine

L’avantage du modèle français, justement, comme il est basé sur un certain collectivisme, c’est que l’on intègre le fait que les dynamiques de groupe vont beaucoup plus loin que les dynamiques individuelles. Et c’est pour ça qu’on a eu des succès du type 1995 non ?
Mais tu as la même chose aux États-Unis. Un mec comme Kendrick Lamar, il n’est pas arrivé seul, il est arrivé avec son équipe.

Après, aux États-Unis, les choses changent justement parce qu’ils se rendent compte qu’ils ont besoin de plus de protection sociale. Et ça, ça implique que les gens acceptent qu’ils ne peuvent pas tout faire tout seuls.
Bien sûr. Et en France, le problème, c’est qu’arriver en groupe, ça marche jusqu’au premier album. Après, ça a été des catastrophes. Souvent, les groupes se sont séparés. On peut en citer qui sont restés, c’est d’ailleurs des belles histoires mais en vrai, souvent la major ne veut que tel ou tel artiste et pas tout le groupe.

Il y a toujours une récupération quelque part. C’est un peu l’opération dont tu parlais tout à l’heure.
Faire la comparaison des deux, ce n’est pas si simple parce que chacun équilibre ses tares avec du positif. Et au final, on se retrouve avec des trucs assez différents. Mais t’as aussi le rapport à la concurrence. Aux États-Unis, c’est vu comme quelque chose de plutôt sain. En France, souvent, régler le problème de la concurrence, c’est la détruire. Les américains préfèrent s’en accommoder pour mettre la barre plus haut et ça fait aussi la différence. Après, je ne pas fais la pub d’un système en particulier mais faire des comparaisons pour analyser, c’est ça qui compte. Il faut surtout se dire qu’en France tout est possible, c’est juste une question de la manière de faire les choses.
Moi je ne me sens pas comme un artiste isolé parce que j’ai pu faire pas mal de tournées et de disques, j’ai été playlisté sur certaines radios. Au final je m’en sors mieux que beaucoup. Mais dans l’image qu’on veut me coller, clairement il y a de la malveillance chez certaines radios atteintes de jeunisme décomplexé. Je pourrais les dénoncer mais je ne vais pas mettre mon énergie là-dedans. L’important pour moi, c’est de se créer vraiment des écosystèmes, surtout à notre époque où tout ne vit que par petits écosystèmes, c’est arrêter de complètement généraliser les choses.

Quelle est ta réponse, justement, à cette espèce de tiraillement ?
Moi, aujourd’hui je n’ai plus rien à prouver en fait. Ce qui m’importe c’est de m’épanouir. Vraiment. Quand on m’envoie une instru, je peux avoir un coup de cœur. Mais le style de l’instru n’aura pas de lien avec mon coup de cœur, qu’elle soit boom bap, qu’elle soit trap, qu’elle soit drill, même s’il n’y a pas de batterie dessus…

citation t-rexmagazine

Le principal c’est d’avoir une réponse émotionnelle ?
Voilà, c’est ça. Et donc, à partir de là je n’ai pas de stratégie avant d’avoir mes morceaux. La stratégie, elle ne peut venir qu’après.

Tu as toujours fonctionné comme ça ?
Non mais aujourd’hui, j’en suis là. Après 4 albums et 20 ans de carrière, ça serait malheureux de me dire que j’ai encore des choses à prouver. Ce qui compte, c’est de nourrir le kiff que tu as pour la musique.

Comment tu trouves ta place dans un écosystème qui manifestement te déplait mais qui s’impose à toi quelque part ?
Je te dirais qu’aujourd’hui, une réponse au capitalisme, ce serait de brûler le capitalisme. Mais ça, ce n’est pas moi en faisant du rap et avec mes mots qui vais le faire. Donc déjà, c’est bien de cerner ce que je veux faire car c’est un état de fait. Mais ce n’est pas parce que je suis dedans que je vais devoir en plus le flatter. Je comparerais ça à un mec qui bosse au McDo. Ce n’est pas parce que tu travailles au McDo, que tu vas adouber le système capitaliste. Ce n’est pas parce qu’on t’esclavagise que t’es en plus obligé de dire que tu aimes ce système. Non ! Il faut faire la part des choses. Moi, je vis dedans, donc je sors mes disques dedans, je veux me faire de l’argent en sortant des disques et en ayant mes droits d’auteur, etc. Mais ce n’est pas pour ça que c’est un système que j’apprécie. Je te dirais qu’on n’a pas le choix de l’absolu. L’absolu, ça serait de se dire qu’on change de système. Mais on a le choix de la nuance. L’idée c’est de trouver les nuances qu’on peut apporter là-dedans, c’est tout, parce qu’on n’a pas d’autres choix au final.

De cette colère que tu as emmagasinée au travers de tes différents projets, qu’en fais-tu aujourd’hui ?
Heureusement, j’ai encore cette colère, parce qu’elle pourrait disparaître et peut-être que mon inspiration s’en trouverait amoindrie. L’idée, c’est de la transformer en art, tout simplement, et de continuer comme ça tant que ça fonctionne.

Tu ne penses pas que cette colère-là t’aveugle quelque part sur tes besoins réels d’un point de vue artistique ?
C’est ça que je kiffe, en fait. Il y a un morceau, justement, qui s’appelle Capitaliste, l’écrire et pouvoir le rapper, c’est mon kiff. Je pourrais être passionné par les jantes de voiture et je rapperais sur ça. Le problème, c’est que ça me passionne moins. Par contre, je peux kiffer écouter un mec qui va en parler et s’il arrive à me transmettre sa passion, il n’y a pas de souci, je prends volontiers.

Dans ton titre Jingle Bells la punchline « T’es Drake, j’suis Pusha T », me fait revenir sur l’acceptation et l’éloge du talent et ce que ça implique en termes de positionnement artistique. Drake comme Pusha T sont des représentations parfaites du capitalisme et vu ta démarche artistique, je pense que t’es au-dessus de cette opposition, en fait. Ça, je ne sais pas si tu le vois.
Parfois tu vas mettre ta posture sur papier ou dans tes textes mais il faut faire attention car ça n’est qu’une posture. Ce n’est pas parce que toi tu analyses le capitalisme que d’autres ne l’ont pas fait. C’est juste qu’ils n’en parlent pas forcément dans leurs morceaux. Peut-être qu’ils préfèrent parler d’un beef ou d’autres choses, mais ce n’est pas pour ça qu’ils n’ont pas analysé le truc à leur manière. Moi ça m’intéresse de faire des textes dessus mais au final, dans les actes, je ne suis pas moins capitaliste qu’eux. Moi aussi, je sors des disques. Dans les thèmes que je vais aborder, peut-être qu’il y aura ces thèmes-là mais, est-ce que je fais quelque chose de plus…Je ne suis pas sûr, je fais des concerts, je suis en studio…

Cette analyse-là te permet de voir à quel point cette opposition-là peut être factice non ?
Derrière cette phrase-là il y a aussi des ressentis qui sont très personnels, qui sont que moi, Pusha T, ça me parle artistiquement. alors que Drake, non.
Drake j’ai l’impression qu’il va faire fantasmer les banquiers, les gens sortis d’H.E.C et de Sciences-Po et qui vont se voir en lui pour pouvoir brander [marketer, NDLR]. C’est pour ça qu’entre Pusha T et Drake pour moi il n’y a pas photo. Un mec qui chante comme Nate Dogg, je respecte de ouf. Mais Drake, je n’y arrive pas. Nate Dogg n’avait pas la prétention de dire qu’il faisait du rap, il faisait du RnB. Et pourtant, pour moi, c’est un gangster. J’aime cette musique que ces gens d’un certain milieu ne comprennent pas, je l’aime aussi pour ça, parce que ça nous distancie. Ces gens-là ne sont là que pour fantasmer sur le rap, ils en achètent comme du GTA ou les dernières paires de baskets. Pourquoi pas… Mais loin de moi. Donc cette phrase « T’es Drake, j’suis Pusha T », c’est « laisse-moi tranquille », en fait.

Le rappeur a un peu le cul entre deux chaises dans le sens où c’est un artiste, mais c’est aussi quelqu’un qui doit manger. C’est une critique qui existe depuis longtemps. Et les gens qui dépassent ce tiraillement, sont plus préoccupés, en fait, de comment il faut manger.
De fou. Et puis, c’est un tiraillement qui est très français. Ça s’est passé encore là sur Facebook où je mets un t-shirt que je vends, et il y a quelqu’un qui me demande si le t-shirt a été fabriqué par des chinois. Cette personne qui vient me poser cette question à moi sait très bien que je ne suis pas forcément le rappeur le plus riche de France et ne va pas prendre le temps de la poser à Gims ou à Booba. Donc en fait, quand tu es estampillé rappeur militant, tu es puni deux fois. Une première fois parce que tu mets mal à l’aise. Et une deuxième fois parce que pour le public, tu es voué à rester pauvre, parce que si tu t’enrichis, tu les trahis. Et ça, c’est vraiment très français.

C’est pour ça que les démarches collectives, t’absolvent de cette espèce de critique.
Ouais, c’est ça. Et souvent, je sors en exemple J. Cole ou Nas. Je ne crois pas que Nas connaisse ce paradoxe de prise d’otage, ou de culpabilité. Parce que ça n’est que ça, il n’y a pas de logique claire derrière, ça n’est qu’une espèce d’aura mal placée sur les artistes que tu apprécies. C’est-à-dire que tu aimerais, vu que c’est un artiste militant, que dans sa cohérence, quand il fait des concerts, il n’aille pas à l’hôtel, mais prenne une tente pour dormir dehors. Ça va très loin dans l’idée. Et si tu pousses encore plus loin dans l’idolâtrie d’une sorte de pseudo-cohérence, il faut carrément que ça soit un artiste maudit qui meure d’une overdose sur le trottoir.

citation t-rexmagazine

C’est un peu le destin tragique des artistes qui revendiquent une certaine colère et une certaine vérité. Les artistes que tu cites n’ont pas forcément utilisé la colère pour revendiquer leur message. Nas dans Illmatic le dit lui-même, il n’a fait que retranscrire poétiquement ce qu’il voyait en bas de sa rue. Et de fait, il a eu une approche qui était beaucoup plus apaisée.
Bien sûr. Mais tu vois, par exemple, Archie Shepp avec qui j’ai collaboré et qui aujourd’hui a 90 ans, qui accompagnait les Black Panthers, qui a fait beaucoup de choses engagées, il me disait que quand il était jeune, il voulait faire un documentaire sur le communisme et qu’il avait trouvé General Motors comme producteur. On est dans cette dichotomie. C’est General Motors qui finance ton projet sur le communisme. On ne peut pas dire ça sur les réseaux aujourd’hui, parce qu’on va te dire que ce n’est pas cohérent. Je prends cet exemple-là parce que c’est l’exemple typique du débat français sur l’engagement et le militantisme de manière générale. À un moment, si tu poses vraiment le truc et que tu veux aller loin dans cette réflexion, ce que j’ai tenté de faire, c’est dire qu’en réalité, tu ne changes rien sans un rapport de force. Là on n’est pas dans le rapport de force, on n’est que dans la représentativité. En tant qu’artiste, cette cohérence-là elle t’appartient parce que tu n’es pas en train de faire du rapport de force, tu n’es que dans la représentation et le souci de cohérence que tu as envie d’avoir avec toi-même, avec tes fans, mais ça ne va pas plus loin que ça. C’est du spectacle, de base.

Du coup, je comprends mieux le morceau Spectacle Permanent, où tu délivres ce type message.
Soit tu as les forces impériales derrière toi pour tuer le capitalisme soit tu as le choix de la nuance. Et c’est ce choix qu’a fait Archie Shepp. Comme quand il va y avoir une exposition sur l’Afrique dans un musée aux ordres de George Pompidou, financée par Total, et que cette exposition va dénoncer des choses, ils ont fait le choix de la nuance. Quand aujourd’hui, en 2021, Macron décide de financer énormément de choses en Afrique pour draguer le continent, que la plupart des festivals aujourd’hui en France et dans beaucoup de pays africains ont des petites tables rondes sur l’art africain financées par Macron, on sait tous que ce n’est pas celui qui finance la colonisation qui peut être le même qui finance la décolonisation.
Ceux qui ont tenté de faire des choses intelligibles et qui vont nourrir des réflexions sont ceux qui ont fait le choix de la nuance. Et si tu ne veux pas faire ce choix-là, il n’y a pas de souci, mais où tu trouves de l’argent propre aujourd’hui ? C’est ça la question. Où Archie Shepp pouvait trouver de l’argent propre pour faire son truc sur le communisme ? Il ne pouvait pas.

C’est là où je me dis qu’il y a peut-être du recul à prendre.
Ce qui est intéressant, pour en revenir à la différence entre les Américains et les Français, c’est que quand je parle vraiment du choix de l’absolu par rapport au choix de la nuance, c’est que dans la nuance il y a aussi l’idée de se dire que c’est en utilisant plusieurs stratégies qu’on arrive à entourer le problème. Si t’es dans l’absolu en passant ta vie à te poser des questions, tu n’es pas en train d’agir, tu continues à te poser des questions sur la manière la plus propre pour agir et en fait tu n’agis pas. Il vaut mieux être dans ce que j’appelle des stratégies de mouvement, où toi tu penses à une stratégie, quelqu’un en face de toi pense à une autre, et ainsi de suite et à un moment, tu ficelles. Et pour moi, Archie Shepp qui voulait faire ce projet, ça aurait été une ficelle parmi d’autres.

D’ailleurs, ça a été nécessaire pour que toi tu puisses le mettre en lumière et que lui puisse te mettre en lumière dans son projet.
Exactement. Moi, je tente de m’éloigner des réflexions. Elles sont intéressantes, pour de la philosophie, mais pour les actes…
Réfléchir pour trouver la manière pure d’agir, au bout d’un moment tu n’es que dans la réflexion. Il faut toujours l’avoir en parallèle, mais elle ne fait pas tout. Et ça serait dommage de se dire qu’on n’est qu’un geste. Non, tu es la somme des gestes que tu fais dans la journée. C’est un peu ma vision des choses. Et il n’y a pas de contradiction là-dedans, ce n’est que du mouvement.

Tant que tu ne te confrontes pas à la situation, tu ne sais pas exactement où est ton chemin. Et une fois que tu sais où est ton chemin, tu sais où est l’étape d’après. Donc, ça nourrit aussi ta réflexion.
Ça nourrit ta réflexion, et les militaires le savent bien. Tu as une stratégie quand tu es immobile avant d’aller en guerre, et dès ton premier mouvement, tout ce que tu as planifié, toutes tes méthodologie, elles peuvent être changeantes. Et c’est en ça que c’est intéressant d’agir, de se dire « OK, tu fais ton docu, il est financé par tel truc » et là, tu vois les choses pendant que t’es en train de le faire. Parce que, comme je te dis, où tu trouves l’argent propre aujourd’hui ?

rocé album poings serrés
Rocé – Poing serrés

Parlons d’actions, justement. Quelle est la suite après cet EP ?
La suite, c’est deux albums. Il y en a un qui sort fin 2021, qui s’appelle juste Rocé. Et il y en aura un qui va sortir en 2022 qui va s’appeler Youcef kaminskY, qui sont mon prénom et mon nom.

Donc une approche véridique dans l’art et ensuite une approche véridique dans la personne ?
C’est exactement ça. Rocé, c’est un album où je kicke, je me fais plaiz. Et Youcef kaminskY, c’est un peu la même mais différemment.

Tu as une approche artistique très fine, en revanche une critique qu’on t’a déjà faite par le passé concerne ton flow. C’est parfois très compliqué pour l’auditeur lambda de comprendre tes schémas de rime. Et une fois qu’il les a comprises, il se dit qu’il ne peut pas passer mon temps à essayer de décortiquer tous les textes, qui sont très denses. Et à l’inverse, tu sais que la démarche de MC de base, c’est aussi la musicalité. C’est quelque chose que tu vas retranscrire dans les prochains albums ? Quelle critique tu ferais de ton flow ?
Écoute, moi, ça va, je l’aime bien. Je ne dirais pas qu’il a évolué mais c’est un flow qui me correspond tout simplement. À un moment, quand tu te trouves et qu’on te trouve un truc, comme ta démarche dans la rue, tu ne la changes pas. En fonction de si tu as la pêche ou pas, les chaussures que tu mets, ta démarche va être un peu changeante. Mais en réalité, c’est la tienne. Pour moi, le flow, c’est un peu la même chose, en fonction de l’instru qu’on va me proposer, en fonction de mon humeur aussi. Parfois, je rentre sur scène en gueulant dès le premier morceau, mais c’est dur de redescendre, tu vas faire tout le concert un peu tout en haut. Et puis d’autres fois, tu rentres calmement, et avoir ensuite plus de variantes. Un flow, c’est quelque chose qui s’adapte. Après, forcément c’est du rap, tu ne le fais pas tout seul, donc tu te compares aux autres.

Quand tu écoutes un rappeur technique comme Alpha Wann, en plus de cette comparaison dont tu parles, qu’est-ce que tu penses de tout ce qu’il apporte ?
J’apprécie ce qu’il fait. Après, le flow, c’est quelque chose que tu apprivoises et qui finit par t’aller comme un gant. Si ce n’est pas le cas, c’est qu’il y a un problème. Personnellement, je n’ai pas l’impression de rester sur mes acquis comparé à d’autres, c’est-à-dire que sur Top départ, mon flow était très précis. Premier album, c’est la jeunesse. Sur Identité en crescendo, il était très laidback sur la fin des temps. Sur l’EP Poings Serrés, entre un morceau comme Tenir debout où le flow est complètement différent de ce que j’ai fait ailleurs, ou un morceau même comme Poings Serrés où le flow, pareil, est beaucoup plus ciselé, ou des morceaux comme Jingle Bells où c’est beaucoup plus boom bap, je pense que je montre plusieurs facettes. Je n’ai pas cette impression-là d’avoir des flows monotones qui restent les mêmes sur tous mes projets.

Concernant tes futurs projets, j’ai l’impression qu’appeler le premier album Rocé et le deuxième Youcef kaminskY c’est pour revenir à ce qui te compose en tant que MC, mais aussi en tant qu’artiste et individu.
Je voulais aussi faire simple. Donner un nom d’album, ce n’est pas le plus compliqué du monde, mais là, l’idée c’était vraiment de faire simple. On sort d’une époque où je crois que tout le monde a eu envie de s’amuser, c’était le confinement, etc. Les gens qui sortaient des morceaux sur les plateformes étaient beaucoup dans la spontanéité. Et c’est dans cette période que j’ai trouvé les titres et que je me suis dit « vu que je suis assez dynamique, que j’écris pas mal, je suis prêt à sortir 2 albums ». Les noms sont venus de manière assez évidente, ça va juste s’appeler Rocé, je ne vais pas me prendre la tête. Et pour, l’autre, Youcef kaminskY, je ne vais pas me prendre la tête non plus. Ce n’est vraiment pas plus de réflexion que ça, en réalité.

ROCE – Poings Serrés

Tu sors toi-même de l’opposition évoquée dans Jingle Bells, c’est de la résignation ou juste une expression de ta propre vérité ?
Avec la résignation il faut faire attention parce que c’est aussi très vendeur, c’est ce qui fonctionne le mieux aujourd’hui. Tu regardes dans les séries, dans le cinéma, tous les films d’anticipation, tu remarqueras tous les trucs genre Black Mirror, ils sont très forts pour faire un état des lieux du monde, le pire, et ils s’arrêtent là parce que c’est ça qui vend. Ce qui vendrait beaucoup moins, c’est d’indiquer la porte de sortie. Pourquoi ? Parce que dès que tu fais ça, tu passes pour quelqu’un qui donne des messages plutôt que des constats. Quelqu’un qui fait des constats, c’est quelqu’un qu’on va trouver fin dans son regard sur le monde. Quelqu’un qui donne des messages, c’est quelqu’un qu’on va soupçonner de faire partie de tel ou tel parti. Tout d’un coup, il y a des doutes qui arrivent.

Après, il y a aussi une espèce d’appréhension de l’arrogance.
Voilà. Alors que c’est juste une question d’époque. Dans les années 70 et jusqu’à la fin des années 80, c’étaient les messages qui avaient la côte. C’étaient des portes de sortie et des modes d’emploi. Depuis les années 80 jusqu’à aujourd’hui, ce ne sont que des constats. Même dans le rap, après The Message ça n’a été que du constat. Et le message est maintenant considéré comme ringard. Et si tu ne suis pas cette hégémonie, tu es vu comme quelqu’un de différent. On peut constater les choses, mais surtout on ne donne pas son avis. Ils sont forts les cainris, ils mettent leur avis mais entre les lignes. Et dans Jingle Bells aussi. Si j’avais fait un troisième couplet où je disais comment s’en sortir, ça serait tombé à plat. Il faut faire attention et en avoir conscience du monde dans lequel on vit.

Ton EP, il opère comme une espèce de pont ?
C’est ça, et c’est malheureux. Et c’est là que tu te demandes où est l’engagement. Il est dans le fait de faire un sacrifice à un moment, de se dire « est-ce que dans mon art, à un moment, je ne vais pas quand même essayer de passer quelques messages en soubassement ? ». En réalité, ce n’est pas du sacrifice, si tu le fais bien, ça passe crème et c’est ça l’art, c’est réussir à faire passer les choses crème. Ça fait un peu partie des choses que j’ai en tête pour la suite. Parce que faire du constat, moi, ça ne me nourrit pas. Tu peux faire des belles rimes, des bêtes de punchline et tout, mais ce qui va me nourrir et là où je vais vraiment avoir un sentiment de fierté et sentir que j’ai les épaules, c’est que j’ai réussi à dépasser ça. Juste faire du constat pour faire du constat, tout le monde sait faire aujourd’hui. C’est l’air du temps, clairement, et c’est l’hégémonie dans laquelle on vit.

Je suis impatient d’entendre les prochains albums et quelle sera ta réponse à cette espèce de recherche de vérité. Parce que clairement, quels que soient les chemins que tu prends, tu peux toujours négocier avec la véracité d’un discours ou avec la pertinence d’une posture.
Clairement. Il n’y a pas de mode d’emploi pour être un bon artiste. En fait, chacun est singulier, c’est ça qui est fort, en fait. Un mec qui va avoir un égo surdimensionné, qui va ne parler que de lui, peut faire plus de bien dans sa manière de le faire et dans les angles qu’il va prendre que quelqu’un qui va de bonne volonté vouloir vraiment parler de l’état du monde. C’est triste, mais c’est la réalité. C’est pour ça qu’il faut faire les choses surtout avec plaisir. C’est ça qui va se ressentir. Mais il n’y a pas de notice, il n’y a pas un mode d’emploi à suivre. C’est parce que, justement, la personne va être dans son kiff et dans sa transe que ça va sortir comme ça va sortir. Et forcément, si lui prend du plaisir, il y a des gens qui lui ressemblent et qui vont prendre du plaisir à l’entendre. Il ne faut pas chercher plus loin.

Est-ce que tu peux nous citer ton top 5 des MC’s actuels ?
Oula ! Il y a Rocé et Youcef Kaminsky.
Mais c’est variable, je te dirais déjà que ça varie en fonction des moments, ce qui est normal. Mais j’aime beaucoup R.E.D.K. Tu as Lil Wayne, on va dire, et comment il s’appelle l’autre là, j’oublie toujours… Dave East ! Et je kiffe l’anglais là… Stormzy. Je suis assez fan. Voilà, je t’en ai mis 4, je crois. Allez, pour le cinquième, je dirais Josman que j’aime beaucoup.

Un mot de la fin ?
Achetez le disque ! Achetez Poings serrés, achetez le prochain album, supportez l’artiste. Et puis, pareil pour T-Rexmagazine, force à T-Rexmagazine !


Retrouvez ROCÉ sur ses réseaux : Facebook, Youtube, Twitter, Instagram et Bandcamp.


Entretien réalisé par Michel KDB, transcription par namor. Merci à Anne-Sophie Mattéi.