Euphonik
Thérapie
Année : 2019
Format : album 12 titres
Localisation : France
Production : Euphonik, Greenfinch, Bitodelnya, Filament Beatz, Tundra, Vessel, Jaguar K., Shirazi, Riddick, 90’s Beats & Zoum
Featuring : VII

Euphonik c’est un rappeur et beatmaker présent et très actif dans le milieu depuis plus de dix ans maintenant. On peut compter une dizaine de projets si on se réfère à sa discographie officielle, ce qui est à souligner dans le rap français. Contrairement à d’autres, l’idée n’est pas de produire pour exister mais bien de délivrer de la qualité. Si sa musique peut clairement diviser et n’est pas accessible à tout le monde, c’est toujours du grand art.

Sa qualité principale réside dans son écriture, dans le choix des mots, la façon dont il place ses rimes et sa façon unique d’aborder les choses. Euphonik ne se pose aucune limite puisqu’il aborde tous les thèmes, bien que la mélancolie et l’amour semblent être son crédo. On y trouve beaucoup de sa personne et de ses émotions, à travers ses réflexions sur la société et la place de l’homme et de la femme, sur ses expériences et sa psychologie bien sûr. Si dans les influences directes on peut citer VII ou encore Fayçal (il y fait référence dès le premier morceau), deux grands artistes bordelais, on peut également trouver des traces de Slug (Atmosphere), Grieves ou encore Piloophaz.

L’album, Thérapie, le onzième de l’artiste et sorti en 2019, s’ouvre sur le morceau du même nom et utilise un dialogue de la série Mr. Robot, ce qui est une marque de fabrique chez lui. Ensuite c’est un couplet unique qui fait le morceau. La musique est bien vivante, elle donne vraiment ce côté « introduction » avec un rythme soutenu que rien ne fait chuter grâce au débit du rappeur imposant un tempo qui s’amplifie.
Le morceau suivant, L’étoile noire, est très caractéristique du style d’Euphonik. Rempli de mélancolie sur fond de storytelling, la magie opère, comme souvent. Le clip est d’ailleurs superbe, on croirait regarder un extrait de film, Euphonik fait dans l’élégance et le réalisme.

Euphonik – L’étoile noire (prod. Euphonik)

« Savoir qu’ils sont partout mais qu’ils resteront introuvables
Nos idées se contrastent, t’es belle même indignée »

Le morceau parle évidemment d’amour et fait penser à ses histoires qui ne commencent jamais réellement. On y pense, on veut les démarrer, les deux parties veulent aller plus loin, mais après tout, commencer quelque chose c’est également programmer sa fin. Alors, quitte à ne rien tenter et ne rien vivre, conservons ce qu’on a, continuons de nous admirer. De cette façon, chacun restera avec ses rêves et ses espoirs. Le morceau commence et se termine avec des extraits des poèmes de Pablo Neruda.

On déroule et le morceau Vierge folle est bien plus triste et cruel mais tout aussi beau. Au premier abord, je pensais qu’il parlait d’une femme qui s’est fait violer par un homme. Il décrit le profil de l’homme, la quarantaine, simple, discret…tout ce qu’il y a de plus banal. Il a rencontré une fille et lui a proposé de venir à la maison, ensuite s’ensuit des scènes moins orthodoxes. En écoutant bien, il finit en disant : « La vie que je viens de décrire, elle n’avait que dix ans…»
Je ne sais pas s’il veut dire que c’est un pédophile ou bien un violeur. L’histoire ne colle pas vraiment avec une jeune fille de dix ans, et dans tous les cas, la musique est superbe. Mais comme il le sous-entend, on ne devrait pas assister à ce genre de choses dans le monde réel.

Le morceau Muniba rend hommage à deux femmes en particulier, à leur combat et donc à leur cause qui touchent énormément de femmes dans le monde. Il parle d’abord de Noe Itō qui est une anarchiste japonaise, auteur et féministe qui militait pour l’abolition du mariage et en faveur de l’amour libre, contre le patriarcat. L’autre femme c’est Muniba Mazari, une artiste peintre, écrivain et activiste pakistanaise qui a été mariée de force à l’âge de 18 ans. À la suite d’un grave accident de la route en 2007, elle se retrouve à 21 ans paraplégique et en fauteuil roulant. Elle choisit alors l’art pour se libérer de son handicap et le transcender. Le long parcours médical qu’elle traverse, accompagné de douleurs physiques intenses, l’amène à se rapprocher d’autres personnes en souffrance. Elle devient une activiste qui encourage les femmes à relever la tête après avoir subi des discriminations ou des violences.

Euphonik – Des lumières sous la pluie (prod. Riddick)

Même si on y retrouve en réalité peu de références, le morceau Des lumières sous la pluie fait écho au groupe Psykick Lyrikah. En 2004, un album et un titre sortent avec ce même nom. Ce morceau aussi a eu droit à une vidéo et encore une fois, c’est du grand art. Si certains rappeurs peuvent donner des leçons de vie, ici c’est plutôt une thérapie. Le MC invite à se remettre en question, à discerner ce qu’on entend et ce qu’on nous dit. Il ne faut pas tout absorber comme une plante pour éviter les poisons mais il ne faut pas non plus avoir l’esprit trop fermé afin de s’élever.

Dans le morceau Deuxième sexe, Euphonik utilise une interview de Simone de Beauvoir de 1975 avant de poursuivre par un long couplet sur les femmes. Et je pense que la phrase qui résume le mieux l’idée du morceau est ici :

« C’est devenu inconscient et dans le fond sachez-bien
Que depuis la nuit des temps on naît pas femme on le devient »

Celle-ci est également très éloquente et très parlante au sujet de notre société actuelle :

« Hier on me voulait mince maintenant ils me veulent des formes
Je suis réduite à mon sexe mais j’ai la frousse de le crier
Ai-je vraiment des complexes ? Où est-ce qu’on me pousse à les créer ? »

Un excellent titre qui prend la défense des femmes, entre punchlines, fond totalement maitrisé, faits d’actualité, écriture parfaitement claire… Tous celles et ceux qui se battent pour cette cause peuvent y trouver un hymne ici.

Euphonik – Deuxième sexe (prod. Shirazi)

Ensuite le morceau Nikki met le rappeur dans la peau d’un petit enfant qui a créé un personnage imaginaire pour mieux résister à ce qu’il vit. Ce n’est pas du tout courant comme sujet, pourtant des enfants qui se créent des amis imaginaires, c’est une réalité.

Le très réussi Batterie faible fait quant à lui référence à la mondialisation et notamment à la technologie et ses dérives, aux réseaux sociaux et tout ce que cela entraîne.

On a droit à seulement un seul invité sur l’album : VII, inévitablement. Il est parfaitement dans son élément puisque son style et ses thèmes favoris se rapprochent grandement de ceux d’Euphonik. Ils ont d’ailleurs déjà collaboré ensemble auparavant et ça se ressent sur le très beau Nos Âmes produit par Euphonik en personne. Il y casse un peu les codes établis jusque-là car il suit une réelle structure avec couplet/refrain, ce qui permet de clairement prouver qu’il en est capable.

Des fantômes sous la neige permet une nouvelle fois à l’excellent beatmaker Greenfinch de Valenciennes de briller et de régaler nos oreilles. Dans ce morceau, Euphonik se parle à lui-même quand il était petit et il s’encourage, il se donne de la force car il sait ce qu’il va devenir.
Le dernier morceau, Rechute, semble s’adresser à sa solitude et à ses faiblesses d’artiste. On peut aussi penser qu’il parle à son rap ou à sa (mal)chance pour conclure parfaitement le disque :

« Je mets rarement des couleurs mais j’écris proprement
Je fais tout avec le cœur car j’sais pas faire autrement »

Au bout du compte, l’album se révèle extrêmement solide et travaillé. Aucun morceau n’est de trop, tout est bien produit et bien écrit. Le flow d’Euphonik ne laisse pas de place aux doutes et ce qu’il raconte au micro et tellement enrichissant et intéressant qu’il est dur de ne pas l’écouter. L’album contient ce qu’il faut, la longueur est parfaite, chaque thème fait sens et rien ne vient entraver l’écoute ou la compréhension. Il sait à qui il s’adresse quand il parle, son fusil n’a pas changé d’épaule et ses fans le suivent également pour cette raison. C’est la garantie d’avoir de la musique de qualité qui va à contre-courant, casse les codes et se fait une place dans un monde fermé.
Et si les thèmes et l’univers peuvent sembler nouveaux ou peu communs dans le paysage du rap français, c’est qu’il vient marquer quelque chose. C’est un appel à la découverte, une proposition, pas un enrôlement, il ne joue pas, il s’exprime, et sa part d’ombre fait son charme. En proposant ce type de musicalité, il se ferme évidemment à une partie du public et du monde mainstream mais il s’ouvre également à une autre. Le plus important est qu’il le fait avec le cœur et la passion n’a pas d’égal quand elle est portée par d’aussi évidentes qualités. Euphonik s’est déjà fait un nom dans l’underground, le reste, le rap français l’écrira.


Retrouvez Euphonik sur son site officiel, Bandcamp et YouTube

Chronique écrite par Fathis