Dans la piste 1, Piem évoquait le fait qu’un sample pouvait donner une teinte particulière à un morceau et qu’on pouvait potentiellement l’écouter autrement. Mais, un sample peut-il nous permettre la même chose pour tout un album ?


1995 : il y a plus de 20 ans déjà, le Hip Hop en France allait faire un grand pas. Le début d’une nouvelle ère pour cette culture qui passe de plus en plus de l’ombre à la lumière. Deux ans auparavant, Alain Carignon, ministre de la Communication du gouvernement Balladur, est à l’initiative d’une loi qui porte son nom. Celle-ci instaure notamment un quota de 40% de chansons françaises sur les radios. Les tauliers du Hip Hop comme les petits nouveaux vont bénéficier de cette lumière.
En parallèle de ceci, les USA sont en plein âge d’or, avec des sorties importantes quelques temps plut tôt comme Ready to Die de Notorious BIG, Illmatic de Nas ou encore Me Against the World de 2pac, pour ne citer qu’eux.
Ajoutons la sortie du film La Haine et son accueil aussi bien critique que public, qui permettra de mettre aussi le Hip Hop en lumière (le morceau composé par Cut Killer pour le début du film reste un point d’orgue du genre).

Mais 1995, c’est aussi la sortie de l’album Paris sous les Bombes de NTM dans lequel se trouve le titre Tout n’est pas si facile qui va nous intéresser.

L’album tient une place à part dans l’histoire du groupe. Comme le rappellent Pierre-Jean Cléraux et Vincent Piolet dans leur livre NTM, dans la fièvre du Suprême, le crew de départ composé de Kool Shen, Joey Starr et de DJ S n’est plus. Bien qu’artisan musical du groupe, DJ S, quitte le groupe après le deuxième album suite à des tensions internes notamment (par la suite il produira quelques titres pour Kast, membre du crew originel lui aussi et qui en partira pour tenter sa chance en solo).
Avec ce troisième album, du NTM original il ne reste que les deux MC’s. Leur précédent opus a été un échec commercial dû, entre autres, à diverses polémiques sur le sens du titre de l’album J’appuie sur la gâchette ainsi qu’au morceau Police.

C’est donc prêts pour la bagarre et avec la collaboration de DJ Clyde que NTM sort, le 28 mars 1995, Paris sous les Bombes (d’autres viendront se mêler de la prod., Kool Shen lui-même mettra les mains dans le cambouis). Un peu plus d’un mois auparavant, le single Tout n’est pas si facile était envoyé sur les ondes.

Une des choses qui m’a toujours interrogé sur cet album c’est qu’il est considéré par beaucoup, et j’en fais partie, comme le meilleur album du groupe alors que, sur le papier, le groupe n’est plus ce qu’il était puisqu’il ne reste que les deux MC’s et que plusieurs producteurs sont à l’œuvre. Mais, à l’instar d’Illmatic, cet album enchaîne pourtant les pépites, le tout avec une incroyable cohérence. Ma réponse, je l’ai trouvée dans les samples.

NTM a souvent reposé sur une ambivalence qui parfois s’est transformé en quiproquo et la polémique qui est née en 1993 avec J’appuie sur la gâchette en est assez représentative. Le titre est chargé de sens et la signification qu’on lui prêtait variait en fonction de l’image que l’on avait du crew.

Cette ambivalence est poussée à son paroxysme avec Paris sous les Bombes. Déjà parce que NTM est réduit à un duo avec deux personnages, deux voix et deux flows différents… Différents mais complémentaires (complémentarité qui, elle, apparaîtra encore plus évidente à la sortie de l’album suivant, symbolisant la quintessence de ce qu’est le groupe avant de déboucher sur Le Clash en 2000. Mais ceci est une autre histoire, revenons en 1995).

Le titre de l’album Paris sous les Bombes est une référence assumée aux bombes de peinture utilisées pour le graffiti et le tag, un des piliers de la culture Hip Hop. Mais comment ne pas penser également aux bombes explosives. Bien sûr, tout ceci est volontaire et nous invite à envisager l’album sous le prisme de la destruction et de la création.

Reprenons maintenant la tracklist de l’album. Et pour être tout à fait juste, retirons l’intro et le morceau Plus jamais ça, qui d’une certaine manière vient poser un constat et rompt avec l’album précédent. C’est le morceau suivant, Tout n’est pas si facile, qui va nous donner la clé de l’album.

Le morceau, produit par DJ Clyde donc, nous replonge aux tout débuts du Hip Hop en France. Empreint de nostalgie, le duo se rappelle l’époque où ils étaient un crew, actif dans tout ce qui fait l’essence du Hip Hop.

De son vrai nom Pascal Vuillaume, DJ Clyde ne se destine pas à cette musique, il est un vrai fan de hard rock. Mais comme beaucoup en 1984, il découvre le Hip Hop avec l’émission de Sidney, puis avec Dee Nasty et les Zulus Party de Stalingrad. Il se fait repérer par Solo d’Assassin. Il participe au maxi La Formule Secrète puis travaille sur l’album Le Futur que nous réserve-t-il ? où il apportera les samples. Il choisit ensuite de se concentrer sur des projets persos. Le Hip Hop parisien étant, à l’époque, un petit milieu, il est recruté par NTM pour remplacer DJ S qui vient de quitter le crew.

Il participe à la majeure partie de la production de Paris sous les Bombes (avec LG Experience et Kool Shen, qui se met à la prod, et Lucien, figure mythique du Hip Hop qui fait le lien entre les USA et la France (c’est lui le fameux Lucien que chante ATCQ dans Luck of Lucien).

Pour l’élaboration du disque, dont DJ Clyde est, malgré le nombre de producteurs, le fil rouge, plusieurs prods sont proposées. Kool Shen entend celle d’un morceau qui s’appelle Le temps passe. Celle-ci avait été composée pour un projet que Clyde avait à l’époque avec Sista B, dont il partage la vie. Kool Shen la veut mais Clyde refuse, il est fidèle à ceux à qui il file ses prods. Mais la moitié de NTM n’en démord pas et Clyde finit par céder. Cette prod constituera la base de Tout n’est pas si facile. Le morceau s’appuie sur trois échantillons (4 selon Whosampled, mais j’ai un doute sur le 4ème, laissons-le de côté).

Le premier sample est une ligne vocale très présente sur le morceau « it Ain’t nothing like Hip Hop music » extrait du morceau Go Stesta du groupe Stetsasonic, sorti en 1986 sur l’album On Fire.

Stetsasonic – Go Stetsta [1986] (sample à 3.45)

Bien qu’assez peu connu du grand public, Stetsasonic est un des groupes les plus importants de la Old School, utiliser un de leurs morceaux (et surtout ces lyrics là) colle donc complètement à l’ambiance du morceau et avec ce qu’il raconte. On retourne à l’essence avec ce morceau qui illustre aussi une certaine nostalgie de l’underground.

Le deuxième sample, ce sont ces violons, quelque peu sombres, qui nous plonge un peu plus dans l’underground. Ils sont prélevés du morceau The Sea Lion de Grover Washington Jr, extrait de son cinquième album Feels So Good, paru en 1975.

Grover Washington Jr – Sea Lion [1975] (sample à 0.11)

D’une certaine manière, ce titre rend aussi hommage à la culture du sample (indissociable du Hip Hop) tant cet album a été une source d’inspiration pour un bon nombre de beatmakers.

Le texte et ces deux samples nous entraînent complètement dans la nostalgie. Une époque révolue dans l’underground et qui nous parle de la naissance d’un mouvement qui prend un essor important en 1995 (pour s’installer comme la musique la plus écoutée aujourd’hui).

Mais le troisième sample vient nous proposer une teinte particulière. C’est lui qui va servir d’ossature principale au morceau. Il reprend une bonne partie de l’instrumentale de It’s Your Love de Ethel Beatty.

Le titre est une face B sortie en 1981 et il est produit par Roy Ayers, un des plus grands compositeurs de tous les temps (dont on reparlera). Les paroles sont écrites par Dee Dee Bridgewater, chanteuse de jazz américaine extrêmement talentueuse.

Ethel Beatty – It’s Your Love – [1981] (sample à 0.02)

Dans cette complainte, la chanteuse y exprime son amour incommensurable pour quelqu’un qui est parti. Elle n’attend que son retour, lui assurant de l’amour qu’elle lui donnera.

Utiliser ce sample nous permet aussi de lire le texte de NTM sous le prisme de la relation amoureuse le duo nous raconte l’histoire d’une rencontre au « terrain vague de La Chapelle », le bonheur « tutoyé tant de fois » mais aussi les difficultés, les « destins [qui] se séparent ». Mais c’est un amour qui tient. Alors bien sûr, associer la nostalgie à l’amour est évident, voire facile, (surtout quand on connait le titre et l’interprète de la track originale).

Une fois qu’on a dit tout ça, qu’est-ce que ça raconte de plus ? Pour cela, penchons-nous sur les singles importants issus de l’album.

Un des titres phares du disque, et qui a suscité aussi le plus de polémiques, est Qu’est-ce qu’on attend, produit par LG Experience. Le morceau fait réagir par ses paroles et après plusieurs polémiques à l’époque, une partie du morceau sera censurée.

NTM – Qu’est ce qu’on attend ? (album version)

Comme toujours avec NTM, il faut creuser un peu, ne pas s’arrêter à la surface. Ici, le producteur originaire du Queens utilise pour ce morceau trois samples qui, si on s’y penche, peuvent nous indiquer une autre manière de comprendre ce morceau.

Le premier sample va complètement dans le sens du morceau d’ouverture. Il utilise une piste vocale de Public Enemy issue de Raise The Roof : « We’re at your service to burn the place ».

Difficile de faire plus raccord. D’autant plus que NTM s’inscrit dans la droite ligne de Public Enemy. Le groupe new-yorkais a toujours été une référence pour NTM, tant par son côté précurseur que subversif. Le cadre est posé. Poursuivons.

Le deuxième extrait quant à lui est plus subtil. Il utilise le riff de saxo d’un morceau de Miles Davis, Water Babies.

Dernier sample qui semble faire sens, la boucle de guitare utilisée ici nous provient du morceau de The MetersOh Calcutta, extrait de leur deuxième album Look-ka Py Py.

The Meters – Oh Calcutta [1969] (sample à 0.00)

Le groupe de funk (et de génie), très actif durant les années 60, est aussi un vivier formidable de samples pour tous les producteurs Hip Hop. Le morceau qui nous intéresse ici est écrit par Stanley Walden pour la revue de Broadway Oh! Calcutta! qui fait suite au succès de Hair et qui s’inscrit pleinement dans l’époque du Summer of Love et de la libération des mœurs. D’ailleurs, le titre fait référence à un tableau de Clovis Trouille qui l‘appelle ainsi pour jouer avec les mots en remplacement de « Oh ! Quel cul tu as ! ».

La comédie musicale a d’ailleurs elle aussi suscité la polémique, à cause de la nudité des acteurs sur scène !

Avec ces trois samples, nous avons une première indication de là où veut nous emmener l’album. En effet, et si ce feu n’était pas que destructeur ? Si on écoute le morceau avec ce prisme là, bien sûr, il y a l’urgence qui prime dans le morceau, mais ne nous proposerait-il pas, entre autres, l’amour comme solution ? Si finalement, face à une violence d’État, l’union n’est-elle pas une proposition ?

Le feu évoqué ici peut aussi unir dans un moment de convivialité, celui qui réunit, celui qui allume le joint, qu’on se fait « pass-passer ».

Le morceau Pass Pass Le Oinj est aussi produit par LG Experience et l’un des samples utilisés (le seul connu) est un vibraphone issu du fameux Cristo Redentor de Donald Byrd.

Donald Byrd – Cristo Redendor [1963] (sample à 1.00)

L’image du Christ Rédempteur (symbolisé par la statue monumentale surplombant Rio) a tout de cette volonté de rassemblement et d’union. Bien sûr, l’encens n’est pas le même, mais la communion est là. L’image christique renvoie aussi à la passion, qui peut revêtir plusieurs sens (comme le feu…). En le prenant du versant positif, cette passion peut être débordante, jusqu’à nous donner… la fièvre !

Dans le texte de La Fièvre, deux facettes du Hip Hop se côtoient, l’une en prise avec le vieux rock et la police, l’autre festive et bien plus encore !

Le morceau, produit par DJ Clyde, développe une veine langoureuse en prenant la ligne de saxophone (peut-on faire plus érotique comme instrument ?) du titre My Lady de The Crusaders.

The Crusaders – My Lady [1979] (sample à 1.04)

Le feu, la passion et l’amour semblent traverser l’album. Sur la tracklist originale, les singles sont pleins de ces sentiments, illustrés sous plusieurs facettes , avec plus ou moins de force, que ce soit dans les textes ou, bien sûr, à travers les samples. Les autres morceaux rejoignent ces thèmes là avec un champs musical (et lexical) qui nous explique plus en profondeur le titre de l’album. L’ajout de Come Again, en collaboration avec Big Red, et Affirmative Action avec Nas ne sont que d’autres expressions de l’amour pour cette musique et son caractère rassembleur.

Détruire pour recouvrir avec cet art qu’est le Hip Hop, un art dont le crédo « Peace, Unity, Love & Having Fun » rassemble une communauté. L’amour au centre car il nourrit la paix, l’unité et le fait d’être ensemble. C’est, je crois, cet amour qui vient donner sa cohérence et sa puissance à cet album, en plus de la qualité des producteurs présents (Clyde en tête) ainsi que de l’assurance de ses MC’s qui prennent à bras le corps leur rôle de taulier.

Dans l’album suivant, Suprême NTM, les deux MC’s se mettront un peu plus en avant, au détriment du fonctionnement plus collectif des débuts, expression simple de ce que fut l’un des duos les plus importants du Hip Hop français. Le Clash marquera ensuite la fin du groupe, mais faire une œuvre de cette séparation n’est-ce pas aussi une lettre d’amour au Hip Hop ?


(NB : pour vous plonger dans l’histoire du groupe, je ne saurai que trop vous conseiller de lire NTM, dans la fièvre du Suprême de Pierre-Jean Cléraux et Vincent Piolet, et Regarde ta jeunesse dans les yeux : Naissance du hip-hop français 1980-1990 du dernier cité. Les deux ouvrages sont édités chez Le Mot et Le Reste)

Article écrit par Piem