Le label No Music’s Land Records a une approche un peu particulière : il sort exclusivement des vinyles d’artistes venant de régions du monde artistiquement négligées par l’industrie musicale. Industrie qui, selon les deux fondateurs, croit qu’un rap américain ou français est forcément meilleur qu’un rap vénézuélien ou marocain, par exemple. Après leur première sortie : Azar Strato (rap sibérien/russe), le label réédite le vinyle du rappeur marocain Small X. Cette sortie est considérée comme étant le premier vinyle de rap 100% marocain jamais produit. Rencontre avec Othmane Bellamine, l’un des deux fondateurs de No Music’s Land Records.
Bonjour Othmane, peux-tu nous parler de ta rencontre avec la culture Hip Hop ?
Ma rencontre avec le rap s’est surtout faite grâce à l’un de mes grands frères, un mélange entre des CD’s à lui et ses playlists Winamp très éclectiques. Au Maroc le rap n’était pas aussi répandu qu’en Europe ou en Amérique du Nord mais il existait. Beaucoup de jeunes des années 90 écoutaient du rap sans le pratiquer nécessairement beaucoup. Toujours à travers mon frère, je me rappelle avoir écouté en boucle l’album Still Dre car on l’avait sur CD mais aussi beaucoup de rap français car plus rapide a importer physiquement. Ma première expérience musico-sensorielle rap était l’album L’école du micro d’argent du groupe IAM, je crois que je l’aime toujours autant qu’à l’époque, mon frère aimait aussi beaucoup Chiens de Paille et la scène rap marseillaise de l’époque donc vous imaginez bien que ça a aussi beaucoup influencé mes goûts.
Qu’est-ce que le Hip Hop représentait pour toi à l’époque et que représente t-il maintenant ?
Plus jeune le rap et le Hip Hop représentaient pour moi un style, une prestance et une manière de raconter les choses, une forme d’aura artistique charismatique. Mais là en grandissant, je pense sincèrement, que ce soit à l’époque ou maintenant, que le Hip Hop a toujours représenté la même chose : la voix d’une jeunesse, qu’elle soit opprimée ou pas et qu’elle soit bien perçue ou pas. Le Hip Hop est souvent le reflet de ce que les jeunes refoulent, de ce qu’ils pensent être justes et de ce qu’ils vivent. C’est le micro que nos politiques ne tendent jamais. Le Hip Hop est le meilleur cours de sociologie sur nos quartiers et nos jeunesses, reste à voir qui comprend les nuances et les codes, et qui en décèle le sens.
À titre personnel, est-ce que tu t’intéresses aussi aux autres disciplines artistiques du Hip Hop (graffiti, DJing, danse…) ?
Je trouve la culture Hip Hop d’une richesse inouïe, et l’amour du rap m’a fait découvrir beaucoup sur la grande famille de disciplines qu’entoure cette culture, c’est incroyable de voir comment plusieurs pratiques venues des quartiers populaires ont réussi à avoir un impact aussi grand sur le monde, sur les gens et les arts. Je te mentirais si je te disais, que je vouais le même engagement aux autres disciplines. Je crois que je n’ai pas un cadre dans ma tête qui me dit « ça, ça fait partie du Hip Hop et ça non » donc je peux me retrouver à regarder les Red Bull BC One sur YouTube pendant des heures mais sans nécessairement le faire parce que c’est inscrit dans mon cerveau comme étant du Hip Hop , je trouve juste ça jouissif.
Vous avez dit que vos sorties vinyles se concentrent sur des projets d’Afrique du Nord, d’Amérique latine, d’Europe de l’Est, d’Asie et du Moyen-Orient car ces territoires semblent être considérés par l’industrie musicale comme un « no music’s land », est-ce que c’est de cette constatation qu’est né votre label et son nom ?
Oui et non. Le nom de notre label vient du constat qu’on a eu par rapport à la situation de l’industrie musicale et du fait que cette industrie n’est pas mondiale, et que, comme son nom l’indique, cette industrie est une machine à faire de l’argent; elle suit donc ce que nos sociétés capitalistes et amorales dictent comme système de valeur à la musique. Ce qu’ils ne savent pas, c’est qu’en omettant certaines régions du monde, ces dernières se retrouvent souvent dans des situations où leur art est difficilement visible. Une certaine frustration et un sentiment d’abandon en découlent et engendre, à mon avis, une chose que les industries musicales occidentales commencent petit à petit à oublier : la créativité sincère dénuée de préceptes artistiques. Je pense que parfois quand tu sais déjà à l’avance que ta musique n’atteindra jamais les sommets des charts, cela t’ouvre une porte vers une forme de créativité plus pure et plus sincère. Tu peux alors même faire du mainstream, mais au moins c’est ton choix, pas celui du marché.
Sortir de la musique sur un support physique durable à travers No Music’s Land est un doigt d’honneur aux industries, aux majors et aux gens qui croient que les musiques et le rap qui viennent de certaines régions sont de facto moins qualitatives et moins intéressantes que celles de l’Occident.
Peux-tu nous raconter le monde que vous avez créé autour du No Music’s Land ? Et surtout qui est Nomulian 2922 ?
En plus de ce que je vous ai raconté, le No Music’s Land est une terre qui existe (du moins pour nous). Imaginez une terre où la musique n’existe pas, où les habitants vivent en retrait et en autarcie depuis des siècles, ils sont aussi, et je les comprends, déterminés à le rester. Leur autosuffisance est due à leur opposition farouchs aux valeurs et aux politiques de nos sociétés modernes. La seule chose qu’ils envient au monde extérieur est la musique qui y est produite. Il y a des décennies de cela, un voyageur muni d’un vinyle et d’un tourne-disque réussit à introduire pour la première fois la musique dans ces contrées. Cette même platine est toujours utilisée pour diffuser aux quatre coins de ces terres, via une technologie qui ressemble aux ondes radio. Cela a poussé les habitants du No Music’s Land à confier à Nomulian 2922 la mission de leur apporter la musique du monde extérieur et il a déjà réussi à aller de la Sibérie jusqu’au Maroc. Nous cherchons un graphiste qui aimerait nous aider à visualiser tout ça donc si jamais quelqu’un qui me lit ici est intéressé, nous sommes preneurs.
Pourquoi avoir choisi de faire uniquement du vinyle ? Même si l’objet est tendance depuis quelques années, cela n’aurait pas été plus simple pour vous de vous contenter des plateformes de streaming ?
Le vinyle a une symbolique importante je trouve, c’est la forme physique la plus inclusive et qui connecte le plus l’artiste et l’auditeur grâce à l’instauration d’une forme de rituel entre eux, que ça soit le moment où il ouvre le vinyle, regarde la pochette, met le vinyle, le retourne puis éteint la platine… Grâce au vinyle, c’est vraiment un moment dédié uniquement à la musique qui est créé. Il faut aussi dire qu’avec le vinyle, tu es sûr que ta musique durera dans le temps et ne se fera pas bouffer par l’obsolescence qu’est en train de créer le digital.
Je pense que le vinyle n’est plus une tendance, c’est tout simplement le format physique le plus vendu. Quand un artiste veut sortir son projet en physique, il le sort en vinyle. Notre chère Adèle a retardé la sortie de son album sur les plateformes pour que cela concorde avec la sortie vinyle. 500 000 exemplaires de son album ont inondé le marché, créant aussi des retards de productions partout dans le monde surtout pour des labels indépendants comme nous. Merci Adèle !
Si on se décide à faire aussi du digital (chose à laquelle on pense), ça passera par une autre branche du label.
Le premier vinyle réédité par No Music’s Land Records c’est Art-Object du rappeur sibérien-russe Azar Strato. Pourquoi lui et comment l’avez-vous convaincu de collaborer avec vous ?
C’est grâce à Maxence Kowalyszin (co-fondateur du label, NDLR) que j’ai pu découvrir Azar Strato. Le gars est une bête de réalisateur, ses clips sont phénoménaux et très atypiques, tu peux reconnaître un clip d’Azar Strato parmi des milliers. Sa musique, quant à elle, est très visuelle et quand tu vois ses clips, tu comprends mieux sa démarche.
On a réussi à le contacter grâce aux réseaux sociaux, puis des zooms se sont organisés (grâce à un ami d’enfance russo-marocain), il a aimé notre démarche et ça s’est fait très naturellement.
Qu’est-ce qui vous a séduit chez Azar Strato ? Musique ? Démarche artistique ? Les textes ? (D’ailleurs vous avez un traducteur chez NML records ?)
On n’a pas de traducteurs mais on a des amis ou de la famille pour nous aider à comprendre les différentes langues et sincèrement, si tu veux comprendre un morceau, tu y arriveras, ce n’est pas infaisable. Il faut aussi souligner une chose très importante, nous ne jugeons pas les démarches artistiques, nous ne sommes que des intermédiaires, travailler avec ces artistes est un choix très subjectif. Ce qui nous a séduits avec Azar Strato c’est que son projet Art Object est musicalement une petite porte entre-ouverte sur les quartiers de Krasnoyasrk en Sibérie, les éléments sonores choisis te transportent directement là-bas. Je trouve ça très rafraîchissant comme expérience.
Tu peux nous parler de votre rencontre avec le rappeur Small X dont l’album Phoenix est considéré comme étant le premier vinyle de rap 100% marocain jamais produit ?
En tant que marocain, j’ai toujours été fan de ce que faisait Small X que ce soit au sein du groupe Shayfeen ou en solo. Il a une voix assez particulière qui vacille à mon avis entre rage et sanglot, sans oublier ses métaphores qui te brisent la nuque tellement il retourne le sens. Sinon ça a été très simple aussi, on a juste contacté son agent, Hakeem, sur Instagram en lui expliquant notre projet et notre démarche et ça leur a plu. On a envoyé une centaine de vinyles au Maroc pour être distribués, vendus et dispatchés aux rares disquaires qui existent là-bas, ça m’a aussi permis de rencontrer Abdessamad lors d’un concert à Marrakech.
Small X sera en concert en France bientôt, vous vous occupez de sa tournée ? Une nouvelle activité pour No Music’s Land Records ?
Oui nouvelle activité si vous voulez, c’est surtout la continuité de notre démarche. Nous nous occupons de sa tournée en Europe, pour l’instant nous avons des dates en France (dont Paris et Marseille) et en Allemagne. Nous avons dû les décaler à cause du Covid et réorganiser de façon optimale la tournée. Si tout se passe bien, au mois de mars 2022 Small X enflammera beaucoup de scènes !
Vous vous apprêtez à sortir un troisième vinyle qui sera du rap vénézuélien. Tu peux nous en dire un peu plus ?
L’album s’appelle Fétido du rappeur La Zaga et du beatmaker Nico JP et comme le nom du projet l’indique (fétide), on y retrouve le reflet réel et sanglant de la vie dans les ghettos de Maracay, ville a l’ouest de Caracas, raconté d’une prose tranchante et putride (c’est ce que m’a expliqué ma copine) par un natif du quartier. La sortie vinyle était initialement prévue pour janvier 2022 mais avec les retards que connaissent les usines de pressage, j’espère que cela se fera fin février.
Après la Russie, le Maroc et bientôt le Venezuela, il y a des pays en particulier que vous aimeriez mettre en avant à l’avenir ?
Le choix de nos sorties ne se fait pas par pays mais par artiste plutôt. Nous avons quelques artistes que nous apprécions et avec qui on aimerait travailler, comme Grebz (Ukraine) et KTYB (Tunisie) mais chaque chose en son temps. Les astres devront s’aligner…
On imagine que dans certaines régions du monde c’est compliqué de travailler avec les artistes, ça peut être dangereux de faire du rap par endroits non ? Du coup, les mettre en lumière via votre label les fait un peu sortir de l’underground, il faut être prudent j’imagine ?
Si j’ai bien compris vous parlez de pays où la liberté d’expression est inexistante et que le fait de mettre en lumière un rappeur qui rappe sur certains sujets peut encore plus lui attirer des ennuis ? Je crois que c’est au cas par cas, nous discuterons avec les artistes pour leur donner notre point de vue mais nous ne serons jamais catégoriques dans notre manière de décider, l’artiste a plein pouvoir. Si on démarche un artiste, nous prenons toutes les variables contextuelles en considération.
Les propositions musicales sont assez variées chez les artistes que vous soutenez, c’est une volonté assumée ou c’est simplement dû aux différentes sensibilités musicales de votre équipe ?
A la sensibilité et aussi un peu à la chance, nous n’avons jamais planifié nos sorties en termes de style.
Outre votre activité de réédition, les artistes peuvent aussi arriver vers vous avec des compos originales ? Vous pouvez leur mettre à disposition des infrastructures de production, en France par exemple ?
Nous sommes exclusivement un label de réédition, donc nous ne touchons pas à l’enregistrement et à la post-prod, la seule chose qu’on retravaille est le mastering car le vinyle en nécessite un en particulier. Mais si les artistes viennent en France par exemple pour des concerts, nous pourrons leur prévoir, s’ils le veulent, des studios d’enregistrement pour leurs projets personnels, sans nécessairement qu’il y ait un rapport avec NML.
Pour l’instant votre label est assez jeune avec deux projets sortis et un autre en approche. Avez-vous déjà des artistes qui vous démarchent pour leur prochain album ?
Peut-être.
Comment imagines-tu le développement de votre label ?
Je crois vraiment qu’avec le temps des portes s’ouvriront et que d’autres se fermeront et nous évoluerons par rapport à ça, que ce soit pour l’organisation de concerts ou pour la production musicale. Le plus important est que notre démarche reste intacte, que nos valeurs restent les mêmes et que nos collaborations reposent le plus possible sur l’humain.
Un mot de la fin ? Une dédicace ?
Merci pour l’invitation, c’est gentil d’avoir pris le temps de préparer ces questions.
Choukrane aux gens qui encouragent le label, ce n’est que le début. Et petite pensée à ceux qui aimeraient abolir le terme « world music », je vous aime.
Lwalida ou lwalid twe7chtkoum ana jay.
Retrouvez No Music’s Land Records sur leur site : nomusicslandrecords.com et leurs réseaux : Bandcamp , Instagram et Facebook.
Interview concoctée par Mayleen & Namor.